AFFECTE AU 22ème R.I. 4ème partie
1040
1040 était un piton mythique pour la 2ème Cie. C'était le point SUD-OUEST de la limite de notre secteur et un djebel impressionnant et majestueux dans son contexte. BOU ZEROU l'avait en permanence sous les yeux. Nous y avons souvent traîné nos rangers car c'était un lieu de passage pour les fellaghas.
Le lieutenant était comme hypnotisé par 1040. Fréquemment il se rendait sur ce terrain en opération, soit avec la seule section de BOU ZEROU, soit en demandant notre concours. Il est vrai que le « carton »réussit par nos voisins artilleurs l'avait bigrement impressionné.
Un jour, en fin de journée, une patrouille des artilleurs traînait du côté de 1040 comme cela se pratiquait de temps à autre. Mais, ce soir-là, ils ont vu arriver une vingtaine de fells, puissamment armés, s'installer sur le flanc ouest du piton. Peut-être pour bivouaquer ou tout simplement pour attendre la nuit afin de continuer leur déplacement en toute sécurité. N'ayant pas été vue, trop faible pour intervenir, la patrouille s'est repliée le plus discrètement possible et a informé son poste situé à proximité à l'EST. La riposte ne s'est pas fait attendre et la batterie à ouvert le feu. Vraisemblablement des 155 du même modèle que celui installé à BOU ZEROU lors de l'implantation de la 2e cie mais retiré ensuite. Comme les artilleurs ont toujours prédéterminé les coordonnées de tir de certains sites et que l'emplacement actuel des fells ne pouvait pas ne pas en faire partie, plusieurs salves ont été tirées en un temps record. Les obus fusants utilisés ont littéralement arrosé le terrain et haché tout ce qui s'y trouvait. Le lieutenant Pasquier en a été tenu informé.
Comme il était trop tard pour aller au résultat, BOU ZEROU a signalé qu'une section serait sur place au lever du jour. Ce qui fut fait mais il ne restait rien, sinon de très nombreux pansements ensanglantés. Des porteurs avaient été envoyés pour faire place nette et transporter morts et blessés. Il était impossible de suivre la piste qui partait vers le sud. Et cela aurait été inutile. Nous n'avons jamais su quel avait été le nombre des morts (4 ou 5) ni celui des blessés dont certains gravement. Ni même quel était cette unité fellagha. Tout laissait à penser que c'était le commando zonal. Si c'est exact, il n'a pas dû s'en relever. Comme quoi même une unité d'élite peut commettre une erreur fatale en ne reconnaissant pas suffisamment le terrain.
Notre commandant de compagnie devait en rêver. Aussi, un jour, il fit appel à nous. Objectif 1040. La section de BOU ZEROU arriverait par la piste nord, la plus facile puisque pratiquement plane, contournerait 1040 par l'EST et remonterait plein NORD pour faire croire à une opération de nos voisins. Si fells il y avait, ils auraient tendance à changer de secteur et partir plein NORD. Nous, nous devions venir de TIGHRET par le sentier suivant la ligne de crête de BOU ZEROU pour ne pas attirer l'attention sur l'imminence de l'opération. Puis, après une petite halte réparatrice, de nuit, descendre dans l'oued pour remonter sur 1040 afin de l'aborder par l'EST et, enfin, nous porter sur sa face NORD.
Tout était théoriquement parfait dans cette manœuvre qui ne pouvait que tromper l'adversaire. Mais il y a aussi les impondérables. Avec la tombée du jour, le brouillard s'est levé. Il est monté du fond ce l'oued à l'assaut de BOU ZEROU. Un brouillard dense, opaque, à couper au couteau comme je n'en avais jamais vu pendant tout mon séjour. Pour le lieutenant le problème était moindre que pour nous car il devait utiliser partiellement la piste carrossable BOU ZEROU-TAZZEROUT puis piquer plein SUD par une piste bien marquée quasiment rectiligne à une altitude constante. Quant à nous, nous devions plonger dans la soupe jusqu'au fond de l'oued et remonter l'autre versant en suivant une multitudes de petits sentiers enchevêtrés qui se croisent et s'entrecroisent. Première question, était-ce réalisable ? Une seule personne pouvait me le dire, CHERIFI, notre éclaireur patenté. Je lui est posé la question. Sans l'ombre d'une hésitation, il m'a répondu ; « Bien sûr », comme si c'était une évidence. Ma question suivante ; « Comment vas-tu faire ? » a dû lui paraître une incongruité. Il m'a fait comprendre que pour ne pas perdre la piste, il suffisait de traîner les pieds. Et quand je rétorquais que des pistes il y en avait beaucoup, agacé il m'a fait comprendre qu'il les connaissait. Il n'y avait plus rien à ajouter !
Mais un harki ne sait pas lire une carte donc impossible de lui donner les coordonnées chasse du point à atteindre. Il fallait lui indiquer un point caractéristique, soit sur le plan géographique soit événementiel qu'il connaissait, proche de celui souhaité. Ensuite, avec la carte, on peaufinait la position. Je lui ai alors demandé de m'amener à l'endroit où la piste venant de TAMZIRT effleurait 1040 en le contournant par le NORD et en descendant. Restait à régler le problème du déplacement en colonne s'en perdre personne dans cette panade. CHERIFI devait progresser lentement pour éviter les à-coups mais ce n'était pas suffisant car la visibilité était nulle. Il fut donc décidé que chacun serait agrippé au ceinturon de son prédécesseur et ne le lâcherait à aucun moment. Si un des hommes ne sentait plus de retenue derrière lui, il devait retenir fortement celui le précédant pour qu'il s'arrête et ainsi de suite. Ce qui nous permettrait de nous regrouper.
Et nous sommes partis. Je ne pouvais m'empêcher d'imaginer des scènes de guerre antique avec des troupes vaincues mutilées pour inspirer la terreur. Nous étions une kyrielle d'aveugles guidés par un borgne. Nous avons progressé toute la nuit à la vitesse d'un escargot asthmatique. A un moment j'ai senti que nous avions changé de nature de piste. Nous étions sur la piste sommitale carrossable. Encore quelques centaines de mètres et CHERIFI a stoppé toujours en pleine purée de pois. Et il m'a dit que nous étions arrivés. Ce qui ne me semblait pas évident. Aussi, je lui ai demandé ce qui lui permettait d'être aussi affirmatif. Il m'a regardé interloqué et m'a dit : « Mais mon lieutenant, c'est les broussailles de 1040 ». J'étais soufflé. Je n'avais jamais remarqué une quelconque différence entre les broussailles quelque soit le lieu. Mais il pouvait sembler logique que la végétation varie en fonction de la nature du sol. Alors, une fenêtre s'est ouverte un bref instant au-dessus de nos têtes et nous avons vu 1040 apparaître brièvement se détachant sur un ciel pur, éclairé par le soleil levant Nous étions à la bonne position. Alors un coup de feu, un seul a retenti. Il ne pouvait donc s'agir d'un accrochage. Nous allions revenir bredouille. Beaucoup d'efforts inutiles mais cela faisait partie des risques.
Oui, je sais, vous ne me croyez pas. Vous pensez que je fabule. Si vous me racontiez de pareilles balivernes, je ne vous croirais pas, non plus. Mais moi, j'ai un témoin, présent lors de cette opération, « mon » radio, MARTINEAU, retrouvé par l'intermédiaire de Michel. Oui, cette histoire est réelle. Et vous comprendrez maintenant pourquoi un commando zonal pouvait s'évaporer dans la nature avec plus d'un millier de combattants accrochés à ses basques. CHERIFI aurait pu être l'éclaireur d'un tel commando. Il l'a d'ailleurs peut-être été avant de se rallier.
Le soleil aidant, le brouillard a commencé à se dissiper lentement. Nous avons donc entrepris de gagner la position qui nous avait été assignée en dessous de la piste principale sur une ligne de crête secondaire et attendre les ordres du lieutenant. Pendant que nous progressions, un harki a attiré mon attention. Dans le talweg on devinait plus que l'on voyait, a cause du brouillard résiduel dans les fonds, une colonne qui se dirigeait lentement vers le NORD. J'ai entrevu, à peut-être 500 mètres, quelques hommes en capote. Ce qui était normal puisque mes harkis aussi en portaient. Cela faisait partie de leur barda pour les nuits fraîches et une fois qu'elle était enfilée, ils la conservaient sur eux, même en plein soleil, car elle aurait été encombrante. Nous les regardions avancer péniblement et un harki s'est esclaffé « Les hommes du lieutenant sont bien fatigués. Ils ont passé une mauvaise nuit » C'est alors qu'un autre harki a crié « C'est des fellouzes, il y a des civils derrière ». Effectivement. Les fells ont tourné la tête vers nous et ont continué leur chemin imperturbablement. Nous étions loin, ils avaient un coup d'avance sur nous.
Il était impensable de leur courir après, nous ne les aurions jamais rattrapés. Le lieutenant était incapable de nous aider, il était derrière nous. Personne ne pouvait les intercepter. Il ne restait qu'une solution, en gardant notre position dominante, tenter de leur couper la route. La harka est partie au pas de gymnastique, les jambes lourdes. Nous avons décrit une boucle par les crêtes, mais à la première nous sommes arrivés trop tard. Ils basculaient dans l'oued suivant, à distance respectable. Nous avons repris la manœuvre. A la suivante, nous avons débouché à une centaine de mètres sur leur droite. Les premiers franchissaient la crête. Nous avons ouvert le feu pour les obliger à stopper et à se mettre à l'abri. Ce fut intense mais bref car nous ne pouvions gaspiller nos munitions. Nous étions déjà sur eux.
Devant nous il y avait un faux plat recouvert de buissons très serrés. En fait la terre avait été ravinée par les fortes pluies habituelles. Ce qui donnait des tranchées étroites mais qui permettaient à un homme de s'y glisser. Comme il y avait de l'eau de temps à autre, les buissons avaient poussé formant un écran. Nous ne voyions rien. Nous avons balancé quelques grenades et nous avons entendu quelqu'un qui disait vouloir se rendre. Au moment où il émergeait des buissons, j'ai vu des harkis le mettre en joue. Ils allaient l'abattre. J'ai hurlé et me suis interposé mais ils ne baissaient pas leur arme. Je me suis même demandé s'ils allaient respecter mon ordre. Finalement ils ont reposé leur arme. J'avais eu chaud.
Le prisonnier était un homme d'une vingtaine d'année, sans arme. C'était, nous l'avons appris plus tard un agent de liaison, un « tissal ». Il y avait un autre homme avec lui, un chibani, un porteur, pas armé lui non plus. Il avait été blessé, à la fesse, par un éclat de grenade. Il ne voulait pas se rendre. Nous l'avons menacé de nouvelles grenades. Il est alors sorti. Ils ne savaient rien des autres. Nous avons inspecté les ravines, il n'y avait plus personnes. Les fells nous avaient glissé entre les doigts. Nous avons rendu compte au lieutenant qui nous a dit de regagner BOU ZEROU. Il était d'ailleurs en route lui même par le même chemin qu'à l'aller. Comme le fellagha blessé ne pouvait marcher, nous avons demandé à la tour radio du camp de prévenir le village de nous envoyer une brêle pour le ramener. Il a fallu attendre un très long moment pour la voir arriver. Cela nous a au moins permis de récupérer et de nous remettre de nos émotions.
Ayant rejoint la compagnie, j'ai été surpris par l'attitude du lieutenant qui ne tenait pas en place, complètement déboussolé et de fort méchante humeur. J'ai eu à peine le temps de le saluer qu'il s'en prenait à moi en me disant qu'il m'interdisait dorénavant de sortir en djellaba. Je n'y comprenais rien puisque, si j'en possédais bien une, je ne la portais jamais hors du poste. Pour la bonne raison que je ne voulais pas me faire descendre par un harki distrait. Il me tenait des propos incohérents. Puis progressivement, il s'est calmé et m'a raconté l'opération telle qu'il l'avait vécu. Alors, tout s'est éclairé.
Pour la marche d'approche tout s'est déroulé comme prévu. Il a bien contourné 1040 par l'EST pour l'aborder par le SUD et il est remonté. A un moment une trouée s'est produite dans la brume et le lieutenant, n'en croyant pas ses yeux, a vu de dos, debout, un homme en djellaba à une quinzaine de mètres. Il a épaulé sa carabine US mais au moment d'appuyer sur la queue de détente le doute l'a envahi. Les idées se sont mises à tourner dans sa tête. Ce ne pouvait être un fellagha puisqu'il était bien mal gardé. Et ce gaillard, avec une telle carrure, ce ne pouvait être que PICOLET. Angoissé, il a tiré en l'air. Le coup de feu que nous avons entendu. Ce qui a provoqué la fuite de plusieurs personnes. Une véritable compagnie de perdreaux prenant la clef des champs. Les fells étaient bien là comme espéré, au repos. Et de toute évidence, ne nous attendant pas. Certainement parce qu'ils n'imaginaient pas que nous puissions mettre notre nez dehors par un temps pareil. Et encore moins arriver jusque-là. Le lieutenant a inspecté les lieux. C'était bien un bivouac, installé certainement en raison du brouillard. En décampant précipitamment, les fells avaient oublié différents objets ou vêtements personnels sans aucun intérêt mais aussi un fusil. Un fait rarissime. Ce qui faisait un fell en moins car leur justice en égorgeait d'autres pour moins que cela.
Le lieutenant a été perturbé par ces événements et ne pouvant se mettre en chasse aussi tardivement a donné l'ordre de retourner à BOU ZEROU. C'est ce qui explique son attitude vis-à-vis de moi. Il ne m'en voulait absolument pas. Sinon pourquoi ? Mais il avait été pris à la gorge pour avoir un instant imaginé qu'il allait m'abattre.
Quant au fell miraculé, la Mort l'attendait bien à 1040. Cette nuit-là, elle l'avait seulement effleuré de sa faux. Elle lui avait accordé un sursis. Dix jours plus tard, il tombait dans une embuscade mise en place par le lieutenant sur la piste sommitale NORD-SUD menant à 1040 et y laissait la vie.
Un convoi a été organisé pour nous ramener à TIGHRET. En quittant BOU ZEROU, j'ai appris que le tissal prisonnier était le frère d'Achoura, l'une de mes deux petites protégées. Les prisonniers ont été embarqués le lendemain dans un convoi de GOURAYA qui était venu les chercher. Quelques jours plus tard, le tissal était de retour à la compagnie en tant que prisonnier de guerre. J'aurais l'occasion d'y revenir.
Quant à moi, ce fut ma dernière opération avec ma harka.
RETOUR A BOU ZEROU
Courant juin, j'ai à nouveau quitté TIGHRET pour regagner BOU ZEROU. Le lieutenant s'absentait pour je ne sais plus quel motif et je devais assurer l'intérim. En fait, je ne le savais pas encore, mais mon temps dans cette maison forestière était compté. Je n'ai jamais eu connaissance des attendus de cette mutation mais elle ne pouvait avoir été organisée qu'en parfaite concertation, je dirais même connivence, avec le commandant LEDOUX. Le lieutenant m'a déclaré un jour qu'il ne voulait plus me voir sur le terrain en opération. Mon départ de BOU ZEROU pour le 93e RI était programmé pour la mi-août compte tenu de la double affectation que j'avais choisie à la fin de ma formation à l'EMI de CHERCHELL. Elle s'imposait donc à tous. Et il a ajouté qu'il tenait à me voir partir sur mes deux jambes. Dans les transports aériens le risque maximum se situe au décollage et à l'atterrissage. Pour lui, à l'Armée, le risque était similaire. A l'arrivée car on manque d'expérience et au départ parce que l'attention se relâche. Il voulait donc me garder « au chaud », au camp.
Mais la décision finale n'a pu être prise que fin juin car il fallait bien me remplacer. Ce qui fut fait dans les tout premiers jours de juillet par un sous-lieutenant tout frais émoulu de CHERCHELL. Son choix pour le 22e RI ne pouvait donc être connu que tout récemment. C'était un Pied Noir, peut-être pas le choix le plus judicieux pour la harka.
L'INTERIM
En attendant, j'ai assuré les affaires courantes. Et ainsi, j'ai eu à me pencher sur « le cas » MARTINEAU. Libérable, il a quitté TIGHRET le 20 juin. De même que DAVID. Une page était tournée. Mais ce que je ne savais pas, c'est que le motif qui lui avait été collé par le sergent-chef pour refus d'obéissance, son refus de faire partie de la section partant pour ALGER, était toujours en suspens à la compagnie. Le lieutenant, qui connaissait ma position, avait trouvé qu'il était urgent d'attendre et l'avait fait classer soigneusement sous la pile des dossiers en suspens. Mais, le secrétaire, zélé, me la ressorti. Il fallait bien régler le problème. Je l'ai donc convoqué dès son arrivée à la compagnie. Il s'est présenté à moi très réglementairement, m'a salué. Je lui ai dit : « Repos ». Et j'ai ajouté tout de go : « Alors MARTINEAU, on a refusé d'obéir ? Cela m'étonne de toi ». Et sans autre forme de procès, j'ai déchiré le motif et jeté les morceaux dans la corbeille à papier. Peut-être, une nouvelle fois, ai-je abusé de mon pouvoir discrétionnaire. Mais je ne pouvais absolument pas laisser couvrir d'opprobre un appelé alors même que ses états de service étaient irréprochables. Et du même coup risquer une sanction qui aurait pu différer son retour dans ses foyers. Ce n'était pas concevable. Comme l'universitaire humoriste CHRISTOPHE l'a fait dire à son célèbre sapeur Camembert : « Quand on dépasse les bornes, il n'y a plus de limites ».
Je dois vous avouer humblement que j'avais complètement oublié cet événement, somme toute mineur pour moi. Mais pas MARTINEAU. C'est un des premiers souvenirs qu'il m'a rappelé lorsque nous avons repris contact parce que ma décision l'avait beaucoup marqué.
Sinon, j'étais de tous les convois sur GOURAYA. J'appréciais ces déplacements parce qu'ils me permettaient de déjeuner au mess des officiers dont les menus me faisaient oublier mon rata quotidien. Mais surtout parce que l'ambiance était excellente. Même un petit officier de réserve comme moi s'y sentait à l'aise. Et un tel instant de détente avait une valeur inestimable pour celui qui subit les tracas quotidiens. Mais plus la date de mon départ approchait et plus le commandant LEDOUX se faisait pressant. Néanmoins sans aucune acrimonie. Il voulait seulement me convaincre de rester dans l'Armée. Depuis plusieurs mois, à chaque fois que je le rencontrais, il me répétait que je n'étais pas fait pour vivre enfermé dans un bureau et que je m'épanouirais plus sur le terrain. Il n'avait pas tout à fait tort car pendant toute ma carrière bancaire, je me suis toujours démené pour éviter les affectations en Direction Générale. Je n'ai pu les éviter à deux reprises mais mon contrat rempli je retournais sur le terrain au contact du personnel, des clients et de ceux susceptibles de le devenir. Je sortais beaucoup mais sans risque mortel en perspective. Et j'aimais une certaine autonomie à la tête d'agences puis enfin de groupes ou de filiales.
J'ai toujours dit au commandant LEDOUX que si je n'avais pas été marié, j'aurais demandé à résilier ma double affectation. Mais je l'étais et ma femme m'attendait. Je ne pouvais donc pas lui faire faux bond. Et d'autant moins qu'elle avait tenu à cette union, avant mon départ, pour porter mon nom, bien que nous n'ayons pas d'enfants à l'époque, s'il m'arrivait malheur pendant mon service. La cause était donc entendue. Ce qu'il comprenait parfaitement. Mais ce qui ne l'empêchait pas de remettre ça à la prochaine occasion. La suite des événements m'a donné raison.
Et il y avait les « chiens écrasés » dont il fallait bien s'occuper. C'est le cas de le dire. Un jour TAZZEROUT a appelé au secours. Un chien du village attaquait et mordait tous ceux qui passaient à sa portée. Et cela allait de mal en pis. Il venait de mordre cruellement un enfant au mollet. Le chef du douar nous demandait donc d'abattre la bête. Il aurait pu le faire lui-même puisqu'il possédait une arme au titre du GAD. Non, on s'adressait « au chef » qui lui prend la décision. Je me suis rendu à TAZZEROUT avec l'infirmier et une escorte. Cela me permettait de soutenir le moral de l'instituteur et de rencontrer les habitants. Une tournée des popotes. Le chien nous attendait lui aussi, tous crocs dehors, prêt à se jeter sur nous. J'ai pris ma carabine US et l'ai stoppé net d'une balle en plein poitrail. Il a roulé sur la pente très raide à TAZZEROUT et a disparu.
Quelques jours plus tard, rebelote. Le chien était de retour, plus mauvais que jamais. J'ai repris la piste. Une fois sur place, j'ai demandé au chauffeur de la Jeep de prendre son arme qui, comme pour tous les chauffeurs était un PM THOMSON, arme ayant une terrible puissance d'arrêt mais trop lourde pour des fantassins. Il a réglé définitivement le problème en coupant littéralement l'animal en deux.
Autre exemple de « chien écrasé ». Le tour de garde de BOU ZEROU. Un harki un jour a demandé à me voir. Je l'ai reçu. Il se plaignait de monter la garde deux fois plus que les autres harkis. Il l'avait vérifié. Je lui ai dit de voir les deux sergents-chefs qui s'en occupaient normalement. Il m'a répondu qu'il l'avait déjà fait et qu'on l'avait envoyé promener. C'était comme ça, un point c'est tout. J'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai fait une enquête. Ce harki s'appelait KHADIR et son surnom était KHADIR S.E.K. Ne me demandez surtout pas d'explications, je ne sais absolument pas pourquoi et ne l'ai jamais su. Il n'en demeure pas moins qu'il figurait sur la liste de garde sous ses deux noms. Il avait raison. Et deux sous-officiers n'avaient rien vu. Ce qui ne m'étonnait pas outre mesure. J'en ai profité pour faire pointer la liste pour qu'il n'y ait pas d'autres anomalies et que tous les appelés et harkis y figuraient bien. Sauf le boulanger, bien entendu.
Et puis il y a les petits faits divers qui amusent quand ils ne tournent pas au drame. Un jour, en fin d'après-midi, une section dont j'ai complètement oublié l'unité, a accroché des fells sous 1040. Soudainement une fusillade nourrie a éclaté. Tout le monde devait en être, vidant chargeur sur chargeur. Cela n'en finissait plus et devenait inquiétant. On allait à la rupture de stock. Cela n'a pas manqué. Brusquement, le chef de section a réclamé de l'aide à la radio. Il était à court de munitions et demandait un héliportage pour se réapprovisionner. Du délire. En admettant même que sa requête soit acceptée, ce qui était fort douteux, rien ne serait fait avant le lever du jour le lendemain. Envoyer une section en renfort était impensable, de BOU ZEROU, elle ne le rejoindrait pas avant la nuit. Or, s'il y avait des fells bien armés dans le coin, peut-être ceux qui avaient donné lieu à ce tir de barrage, ils avaient compris la situation. Dès la tombée de la nuit, ils allaient arriver tels des charognards. La seule solution, regagner sa base au pas de gymnastique, en priant. Et, ensuite, discipliner les hommes pour l'avenir.
Mon plus beau souvenir avant mon départ définitif de BOU ZEROU, c'est le survol de notre secteur en T6. Seul le lieutenant pouvait solliciter ce privilège. Ayant obtenu l'accord, il a décidé de m'en faire profiter. Un cadeau de départ avant la lettre en quelque sorte. Le jour dit, nous avons gagné NOVI. Une vague piste d'atterrissage avait été aménagée en bord de mer. Lorsque la patrouille s'est posée; le lieutenant s'est présenté et a formulé sa requête pour moi. Elle fut aussitôt acceptée d'autant que celui qui devait poireauter, protégé par un tirailleur, désirait fort que son camarade lui tienne compagnie. Nous avons survolé le secteur de long en large avec une vue d'autant plus impressionnante que nous descendions toujours le plus bas possible. Je me demande toujours comment nous avons pu crapahuter dans un terrain pareil. La chasse a même, à la demande du lieutenant, procédé à un tir de roquettes sur une mechta qui paraissait encore en bon état. Elle été volatilisée mais, l'axe de tir nécessitant après une remontée à la quasi-verticale, l'estomac du lieutenant n'y a pas résisté. Le mien si, je l'ai toujours eu bien accroché. Oui, vraiment une belle ballade.
LE PRISONNIER
Comme je vous l'ai dit plus avant, l'un des prisonniers, le plus jeune et originaire de BOU ZEROU, a été renvoyé à la compagnie. C'était d'autant plus drôle qu'il n'y avait au camp pas la moindre cahute pour l'enfermer, ne serait-ce que la nuit. Il dormait donc avec les harkis qui, je le rappelle déposaient leur arme à la tête de leur lit. Dans la journée, il était de toutes les corvées. Quand je suis arrivé à la compagnie, comme je ne pouvais plus bénéficier des services de LOUMI, je l'ai utilisé pour l'entretien de mes armes et de mon linge. Tâches dont il s'acquittait fort bien, soit dit en passant. Comme il était en outre très sympathique, de temps en temps, je lui glissais un petit billet dans le creux de la main pour qu'il puisse boire une bière au foyer puisqu'il y était admis. Comme il était, en outre, nourri par la cuisine des appelés, je ne crois pas qu'il ait eu la moindre envie de nous fausser compagnie. Nous ne pouvions donc, en aucune manière, être accusés de maltraitance vis-à-vis de nos prisonniers. C'est bizarre mais ce genre de fait n'est jamais rapporté par la presse à sensation. Ce ne devait pourtant pas être un cas unique.
Puisque je m'occupais de sa petite sœur, je faisais un peu partie de sa famille. Je me permettais donc de l'interroger sur sa vie de fellagha. Oh ! rien de confidentiel. Je n'étais pas naïf au point de croire qu'il allait me confier des secrets d'Etat. Non, ce qui m'intéressait, c'était comment il vivait. En fait, il vivait mal, la nourriture manquait et était de mauvaise qualité. Il passait beaucoup de temps en corvées, du portage principalement. Il m'a expliqué comment il se déplaçait en tant que tissal. Il ne m'a pas beaucoup appris. Je le savais ou je m'en doutais. Mais c'était une confirmation. C'est lui qui m'a dit que pour tout prisonnier il fallait déménager tout ce qu'il connaissait aussitôt l'information connue. Ce qui impliquait pour nous qu'elle soit, sa capture, la plus discrète possible. Mais je voulais surtout savoir comment lui arrivait à retrouver une cache qu'il devait joindre alors même qu'elle avait été évacuée. Rien de plus simple, il s'installait sur une hauteur proche de l'ancien lieu et attendait de repérer un moudjahidin. Cela pouvait prendre des jours. Le chouf payait toujours. A méditer.
Pour vous prouver à quel point ce prisonnier faisait partie de la famille, je ne peux m'empêcher de vous conter une anecdote. Je ne sais plus qui, peut-être le secrétaire, m'avait raconté un événement survenu à la compagnie bien avant mon arrivée. Un soir, juste avant la tombée de la nuit, une section était tombée dans une embuscade. La réaction avait été rapide et puissante si bien que les fells avaient dû se replier. Il n'y avait eu aucun blessé pour nous, mais dans la confusion, un fusil avait été perdu. On m'avait demandé de prendre connaissance du commentaire du chef de poste pour ce jour-là. Ce que j'ai fait. Quelle ne fut pas ma surprise de trouver notre prisonnier assis tout tranquillement dans ce poste, les armes à portée de la main. Je lui ai demandé assez vertement ce qu'il foutait là. Innocemment il m'a répondu que le chef de poste et les sentinelles étaient partis au foyer boire une bière et qu'on lui avait demandé de garder la maison. Et les armes. Je l'ai envoyé chercher ce chef de poste et j'ai dit à ce dernier ce que je pensais de sa manière de servir. Que faire de plus ? Je ne pouvais quand même pas le fusiller séance tenante.
Mais j'ai aussi trouvé le commentaire que je cherchais. Le chef de poste avait noté sur un cahier d'écolier, l'heure du retour de la section ainsi que les difficultés rencontrées. Puis le lendemain matin, l'heure d'arrivée des différents convois venus pour enquête. Le bataillon, l'officier de renseignement du secteur, la gendarmerie. Chacun voulant savoir si la perte du fusil était volontaire ou non. Les heures de départ de cette armada avaient aussi été soigneusement notées. Tout cela pour un fusil. Le chef de poste avait alors ajouté un commentaire, digne de rester dans l'Histoire. « Je plains celui qui a perdu Dien Bien Phu » ! Je n'ai jamais oublié cette réflexion. Je l'ai souvent rappelée comme exemple. Comme une autre notée à CHERCHELL. Un instructeur nous avait signalé qu'en temps de guerre, n'importe quel chef de section pouvait sous sa seule responsabilité faire sauter un pont pour s'opposer à la progression de l'ennemi. Mais que, pour des ouvrages exceptionnels, même si on nous en donnait l'ordre, il fallait obtenir celui, écrit et dûment signé, du ministre. Il avait alors ajouté : « Ne restez pas dans l'Histoire comme celui qui a fait sauter le PONT DE TANCARVILLE ».
LE MORTIER DE I20
Le lieutenant Pasquier l'avait rapatrié à BOU ZEROU sous le prétexte qu'il ne servait à rien à TIGHRET. Ce qui n'était pas faux. Mais je crois que, surtout, il brûlait d'envie se s'en servir à la compagnie. Il l'avait installé sur le mamelon dominant le camp, à côté de la tour. Là où avait été installé au début le canon de 155. Il était visible de loin et confirmait notre puissance. Le lieutenant et moi avons exécuté quelques tirs d'entraînement ce qui nous a permis d'effectuer quelques repérages.
Et puis, n'y tenant plus, un soir, il m'a déclaré que le lendemain il avait l'intention de sortir avec la section et me demandait de l'appuyer avec le 120. Il voulait ratisser une partie du flanc NORD de 1040. Comme il partait de jour au matin, à la vue de tous, ce ne pouvait être qu'un entraînement. Pourquoi pas ! Pour moi, ce n'était pas un problème d'autant que le secteur choisi était à vue de BOU ZEROU à 6 ou 7 km à vol d'oiseau. Le tir en serait donc facilité en direction et, avec la carte sous les yeux, en portée. A l'heure dite, j'étais en position avec 2 harkis pour m'approvisionner en pélos. Et j'ai suivi l'opération à la jumelle. A un moment, le lieutenant m'a demandé de tirer sur un bosquet à 2 ou 300 m devant sa position. Même pas besoin d'utiliser la procédure habituelle : 2 coups courts, 2 coups longs. Au 2e coup l'objectif était atteint. Ma seule crainte c'était le vent en altitude qui pouvait dévier les projectiles. La marge de sécurité me semblait bien mince même si la section était allongée sur le sol, profitant de la moindre protection du terrain. Les hommes ne devaient pas en mener large car c'était leur première expérience.
Un peu plus tard, il demandait un autre appui feu. Mais cette fois-ci, il fallait tirer dans le lit d'un oued en le descendant. La manœuvre a été exécutée de manière satisfaisante au dire du lieutenant. Puis, comme c'était terminé pour nous, nous avons remballé. Le lieutenant a encore crapahuté un moment et il a regagné la compagnie, heureux.
Mais pendant que nous effectuions nos derniers tirs, un incident s'est produit. Alors que je réglais le 120. Une terrible explosion s'est produite à côté de la tour à proximité de l'endroit où étaient stockés les projectiles. La peur au ventre, je me suis précipité, pensant qu'un harki avait laissé tomber le pélo et qu'il était parti avec. Bien sûr le système de sécurité tolérait une chute de quelques mètres, mais notre instructeur de CHERCHELL nous avait déconseillé de chercher à le vérifier. Non, ce n'était pas cela. Les 2 harkis étaient debout mais terrorisés par cette explosion qui s'était produite sous leur nez.
Après la séance de tir, j'ai cherché à comprendre. Les radios, au pied de la tour, avaient aménagé comme un petit four pour brûler les messages en les protégeant du vent pour qu'ils ne partent pas dans la nature. L'un d'eux venait justement d'en détruire. Après y avoir mis le feu, il était rentré dans la tour. Et c'était le four qui avait volé en l'air. Mais pourquoi ? Il y avait un petit cratère à l'emplacement du four et dedans un gros éclat d'au moins un tiers d'un obus. Mais j'étais incapable d'en déterminer le calibre. Et que faisait-il là, enterré, sous le four ? Depuis quand et pourquoi avait-il explosé aujourd'hui puisque les radios détruisaient des messages tous les jours ? Et ce n'était pas quelques bouts de papier en feu qui pouvaient servir de détonateur. En outre comment piéger cet endroit puisqu'il y avait toujours du monde dans la tour et nuit et jour une sentinelle sur la terrasse ? Au retour du lieutenant, je lui ai rendu compte. Problème apparemment insoluble. Alors il a classé l'affaire.
TIGHRET
Bien qu'ayant quitté la harka, je continuais à recevoir des informations de TIGHRET. Par des permissionnaires de BOU ZEROU ou de TAZZEROUT qui ne manquaient jamais de me saluer. Et par le sergent harki qui recueillait toutes les confidences. Mais je ne les ai jamais sollicitées. C'est un principe que j'ai toujours appliqué y compris dans ma vie professionnelle. Car je n'avais pas à intervenir au lieu et place de mon successeur. Chacun mène sa barque comme il l'entend et je n'ai jamais eu la prétention de détenir la vérité « vraie ». Pourtant leurs propos étaient plutôt alarmistes et trahissaient leurs appréhensions. Le nouveau chef de la harka ne sortait plus, me disait-on. Il était plus préoccupé par son bronzage sur la terrasse du fort que par les patrouilles. Outre le fait qu'il était regrettable de garder au repos un tel outil de combat, pour moi, c'était en plus criminel. Si on laissait la bride sur le cou aux fells, ils n'allaient pas manquer d'en profiter voire d'en abuser. J'ai donc informé le lieutenant de mes craintes. Puis j'ai considéré que je n'avais pas autorité pour intervenir à nouveau et surtout pas directement.
La confirmation de mes craintes ne s'est pas fait attendre. Tout d'abord quelques coups de feu tirés sur le mirador vraisemblablement depuis l'extrémité EST du plateau devant TIGHRET. Une plaisanterie quant à son efficacité mais un avertissement très sérieux quant à l'avenir. On ne nous craignait plus et on ne manquerait pas de nous le prouver. Cela n'a pas tardé.
Un jour, en fin de matinée, la terrible nouvelle est tombée. Une embuscade avait été tendu sur la piste du fort à la tour. Bilan, un tué, un libérable sous peu et un fusil perdu. Et ce à quelques centaines de mètres du fort, à la barbe de la harka. Un affront. Que dis-je, une honte. Renseignements pris, comme chaque jour, deux appelés de la tour étaient descendus pour s'approvisionner avec leur brêle et un fusil. Lors de la remontée, les fells ont ouvert le feu. Un des appelés, placé à la gauche de la brêle avec le fusil, a été tué. La brêle aussi. Mais elle a servi d'écran au deuxième appelé sans arme situé à sa droite qui a pris les jambes à son cou et a dévalé la pente pour se réfugier au fort. Il s'en est sorti, choqué.
L'examen du terrain a montré que les fellaghas avaient aménagé six emplacements de combat et qu'ils étaient en place pendant la descente. Mais cinq seulement avec des étuis vides de fusil. Le sixième homme était donc présent uniquement pour emporter l'arme récupérée. Ils ne doutaient absolument pas de leur réussite car ils avaient peaufiné leur coup. Comme l'embuscade a été déclenchée vers midi, cela voulait dire qu'ils pensaient ne rien risquer, en plein jour, pendant leur retraite. D'habitude les fells intervenaient plutôt en fin de journée pour profiter de l'obscurité pour regagner leur base.
On peut me raconter tout et n'importe quoi, on ne m'enlèvera pas de l'idée que si un élément de la harka avait été sur le terrain, jamais les fells ne se seraient lancés dans une telle aventure qui aurait pu être désastreuse pour eux. Dans la brousse africaine si on laisse le feu du campement s'éteindre, les fauves ou charognards n'hésiteront plus à attaquer. Et, ils n'en sont pas restés là. En France, pendant mon affectation au 93e RI, j'ai appris, mais je ne sais plus comment, que l'une des pistes de TIGHRET vers l'oued avait été piégée. Un truc bête. Un fil en travers de la piste, fixé solidement à un bout et, à l'autre, à une grenade dégoupillée glissée dans une boîte de conserve. Avec le cou-de-pied peu sensible, et d'autant moins dans la rangers, on entraîne le fil qui fait sortir la grenade. Comme le fil lesté s'enroule autour de la cheville, il n'y a plus rien à faire. Heureusement dans ce cas, l'appelé concerné, encore un, a eu beaucoup de chance. La grenade, une américaine défensive « chocolat » a explosé sans lui provoquer la moindre égratignure. Mais une cheville énorme provoquée par l'onde de choc, comme si elle avait été foulée. Encore un miraculé…
LES PETITES
Comme rapporté précédemment, quelques rares familles de BOU ZEROU avaient obtenu l'insigne faveur d'accéder au camp pour récupérer les restes des cuisines. Et ce chaque jour, deux fois par jour. Un incommensurable privilège pour des gens privés de tout. Des enfants, connus de tous, étaient chargés de les recueillir. A mon arrivée à la compagnie, j'avais été témoin de ce manège et avais demandé des explications. A la rotation suivante, j'avais parlé avec les deux petites qui s'étaient présentées les premières. Elles parlaient un peu français et savaient se faire comprendre. Elles fréquentaient d'ailleurs avec assiduité l'école du douar qu'elles appréciaient. J'ai donc décidé des les aider autant que possible. En leur fournissant un plus en dehors de la nourriture.
A cette époque, je fumais un peu mais uniquement des cigarettes américaines, des Lucky Strike. Comme je ne pouvais m'en procurer sur place, ma femme m'approvisionnait par des colis réguliers qui de ce fait même déterminait ma ration quotidienne. Comme je ne fumais que ces cigarettes, tout excès devait être compensé ultérieurement. Je lui ai donc demandé d'ajouter des vêtements et des sucreries à distribuer. Les deux petites étaient favorisées mais les autres enfants en profitaient aussi. Je fournissais aussi des sucreries et du petit matériel scolaire que je me procurais au foyer. A noter, parce que cela mérite de l'être, que pas un seul colis n'a disparu pendant le transport.
La plus petite se prénommait Zohra. Elle avait le type berbère mais avec une peau presque noire, très rare dans ces contrées. Elle était toujours souriante, très tonique. Elle pétillait de malice. Elle ne passait pas inaperçue. Ce qui la rendait très attachante. La seconde, Achoura, certainement la plus âgée du groupe, était tout le contraire. Très calme, très douce. Et plus timide. Comme si elle avait désiré ne pas se faire remarquer. Je dois avouer que lorsque j'ai connu leurs conditions de vie, j'ai toujours eu une petite préférence pour Zohra. C'était ma chouchoute.
Un jour, le lieutenant m'a signalé qu'il allait se rendre à CHERCHELL pour effectuer divers achats. Il nous fallait bien utiliser notre caisse noire. Au programme, des casquettes Bigeard pour les sections et les chauffeurs, des jeux pour le foyer et, chut, du vin pour un repas des appelés. Il faut dire que sur le plan Intendance, pour ce produit, nous n'étions pas gâtés. Nous étions contraints d'en acheter, il nous était livré en fûts métalliques, transportés en plein soleil. Personne n'a jamais réussi à en boire. Comme je l'ai goûté moi aussi, je peux vous le confirmer. Le premier travail à l'arrivée du convois était de vider les fûts dans la fosse aux ordures.
Il m'a donc demandé si j'étais intéressé par une petite ballade pour me changer les idées. Ce que j'ai accepté avec empressement. Et alors, une idée m'est passée par la tête. Et, me payant de culot, je lui ai posé la question de savoir s'il accepterait que j'emmène Zohra avec moi. Ce n'était pas évident puisque, avant de nous rendre à CHERCHELL, nous devions déjeuner au mess du bataillon. Il m'a regardé d'un air surpris et amusé et m'a marqué son accord. Il savait comme tous que je m'occupais de deux petites. Il me restait à informer le chef de douar de mon souhait pour qu'il approche la mère.
Le jour dit, quand je me suis présenté, Zohra était déjà à côté du convoi. Manifestement, elle ne voulait pas rater le départ. Elle portait un vêtement que ma femme m'avait fait parvenir. En fait un tablier d'écolière à l'ancienne de couleur mauve, boutonné de haut en bas, du cou aux genoux. Cela faisait une robe qui lui allait à ravir. Elle est montée dans un camion avec les harkis qui avaient pour mission de veiller sur elle. A voir leur mine réjouie, cela semblait beaucoup les amuser. Et nous sommes partis.
A l'arrivée à GOURAYA, j'ai récupéré la petite et fait monter dans la Jeep pour nous rendre au PC. Le commandant était devant la villa avec d'autres officiers dont une femme. Mon arrivée a fait sensation. Zohra, contrairement à son habitude, ne disait rien et semblait apeurée. Elle a pris ma main pour se rassurer. Elle n'avait jamais quitté BOU ZEROU et jamais vu autant de militaires. J'ai donc raconté mon histoire. Comme il était l'heure de passer à table, la femme m'a dit de ne pas m'inquiéter. Qu'elle prenait la petite en charge et qu'elle l'emmenait à la cuisine pour lui faire servir un repas.
Après le repas, nous avons repris la petite, aussi pétulante qu'à l'ordinaire. Elle avait séduit tout le monde. Puis nous sommes partis pour CHERCHELL avec la seule Jeep car dans la journée, la route était libre. Nous avons fait nos achats et avons bu un pot à la terrasse d'un café avant de repartir. Dans un magasin, comme elle semblait en avoir énormément envie, j'ai acheté une poupée à Zohra ainsi que quelques petites bricoles. Et nous sommes repartis pour GOURAYA. Le convoi, chargé, nous attendait. Nous avons regagné la compagnie.
Alors que j'étais en poste à BOU ZEROU, dans la « dernière ligne droite », BOUADDI, le chef du village est venu me voir. Il m'a annoncé que la mère de Zohra me donnait sa petite fille. Je n'y comprenais rien, je ne voyais pas où il voulait en venir. Je lui ai demandé de s'expliquer. Il m'a confirmé son propos en ajoutant que comme je repartais chez moi en FRANCE, je pouvais emmener Zohra car sa mère pensait qu'elle serait très heureuse avec moi. J'étais complètement désemparé et j'ai écrit vite fait à ma femme pour lui demander son avis. Elle m'a répondu par retour qu'elle serait d'accord avec moi quelle que soit ma décision
J'ai beaucoup réfléchi à cette proposition, a priori aberrante. Mais comment faire si près du départ ? Quelles formalités à accomplir ? Je ne pouvais me présenter avec elle qui n'avait aucun papier d'identité et n'avait certainement pas été déclarée à l'état-civil. En outre, mon service militaire n'était pas terminé et ma femme s'était repliée sur sa famille en province. Nous devions « remonter » à PARIS seulement après mon retour. Je ne pouvais que décliner quitte à en reparler ultérieurement par l'intermédiaire du bataillon. C'était peut-être une façon de me donner bonne conscience. En tout état de cause, dès la mi-1962, les événements interdisait toute initiative.
Dans les années 1990, j'étais en poste au TOGO. Et j'ai pu constater que le « don d'enfants » était une pratique courante et coutumière. Il concernait essentiellement des petites filles dès l'âge de 5/6 ans. Les parents confiaient leur enfant à un membre de la famille prise au sens large ou, plus rarement, à une personne de connaissance. Le tuteur s'engageait à prendre en charge la petite et à assurer sa scolarité et acquitter tous les frais qui en découlent dont le costume. En contrepartie, l'enfant devait aider pour les travaux ménagers. C'était un contrat tacite qui pouvait courir jusqu'à la majorité. Certaines familles d'accueil respectaient leur engagement sans contrepartie. A l'autre extrémité, certaines familles arrêtaient la scolarité sous le prétexte que l'enfant ne voulait plus aller à l'école. Mais la conservaient comme bonne à tout faire pratiquement sans frais. Elles abusaient de la situation. Et encore heureux quand elles n'abusaient que de la situation. Mon effarement à BOU ZEROU n'avait pour cause que ma méconnaissance de certaines coutumes même si elles sont choquantes pour nous.
À suivre : EPILOGUE.
J.C PICOLET