MA GUERRE D'ALGERIE
Un appelé du contingent
A Montenotte et Hanoteau
1960/1962
1ère Partie MONTENOTTE
En guise de prologue, l'Algérie c'est pour moi de longues journées à attendre la "quille", empoisonnées de spectacles insolites, beaux et odieux, au milieu d'une nature sans pareille. Avec le temps ce ne sont pas seulement les heures désespérantes qui me reviennent, mais aussi les odeurs, la douceur de certaines nuits, la beauté des petites filles Arabes, les milliers d'hommes de métropole (les "Appelés"), des Pieds noirs, des Arabes, certains affolés de misère, d'autres de peur, des femmes égorgées, puis ceux que nous traquons, les "Fells" et des oranges au goût amer ! Je me souviendrai de la famille "Eyssautier" dont les aïeux ont quitté leur terre de Lorraine à l'instar d'un certain Martignon de Rozérieulles et opté pour la France en 1871 pour s'installer dans ce pays et tenter l'aventure avec l'espoir d'une vie heureuse et sans doute meilleure ! Moi, j'étais seulement un soldat qui faisait son devoir et partait là-bas pour cause de "pacification".
Je suis incorporé le six novembre au centre d'instruction du 5ème R.I. de Blois pour préparer les E.O.R.
Je me souviens surtout des "grandes manœuvres" dans le froid, du flot gris des bidasses mal réveillés chaque matin à cinq heures, dévalant les escaliers de la caserne, des rencontres brèves au bord de la Loire avec ma petite amie du moment rencontrée trois mois auparavant à la Colo de Dinard où j'étais comme elle moniteur.
Je nourris à cette époque, certaines préventions contre l'armée qui doit être connue de mes supérieurs, car si je réussis tous les examens il me manque l'essentiel, "la côte d'amour". Je ne suis pas reçu aux E.O.R. et je n'accéderais pas à l'épaulette à barrettes ! Début mars 1960 c'est le départ pour l'Algérie.
Au 5ème RI de Blois, en février 1960. Guy se trouve au 2ème rang, 7ème à partir de la gauche
L'Algérie, destination : le 22ème R.I., basé autour de Ténès (entre Cherchell et Oran). A Marseille les appelés, après 24 heures de train depuis Paris, sont prêts au départ à côté des camions rangés devant le mât aux couleurs du camp Sainte Marthe, qui vont les mener au port où les attend le bateau qui porte le nom de "Ville de Tunis". Ils ont l'air balourd dans leur uniforme avec leur gros sac de toile à leurs pieds ! De l'autre côté de la Méditerranée se trouve l'Algérie.
Après une nuit cauchemardesque à fond de cale, nous sommes des centaines de bidasses sur les ponts à scruter le port, et la ville qui petit à petit se dévoile derrière. Certains ont encore le cœur au bord des lèvres, tandis qu'Alger la "blanche" s'offre à notre regard curieux et inquiet. Quelques manœuvres puis les ordres fusent et notre détachement descend enfin par une passerelle sur un quai triste où des camions font le va et vient. Une haute muraille cache la ville qu'on ne verra pas, perchée au dessus des rails, des camions et des panneaux !
Sortis hagards du bateau avec l'odeur de vomi de vinasse dans les narines, nous entrons dans la gare d'Alger en G.M.C. Devant un panneau de bois où est inscrit "22ème R.I. Hanoteau" un sergent est planté. Il porte le treillis et regarde l'air blasé le spectacle de ces hommes boudinés dans leurs capotes de drap. Il sort une liste et fait l'appel. Nous ne connaissons pas véritablement la destination car à Marseille, notre première escale avant de nous engouffrer dans le bateau, on nous a donné seulement un secteur postal (S.P.). L'un de nous se hasarde à demander :
- Où allons nous sergent ?
- A Hanoteau, puis ensuite vous rejoindrez vos affectations après quelques jours de "stage de combat".
Des convois de trains sont arrêtés au bout des quais et des dizaines de détachements de tringlots, de zouaves, d'artilleurs, de paras et de biffins, s'éloignent et se dirigent vers ces tortillards qui vont les mener vers l'inconnu.
Notre unité occupe un wagon d'avant guerre, les sièges en bois sont séparés par une allée centrale avec à chaque bout comme dans les films de western une plate-forme. Les wagons grincent puis le train s'ébranle. Tous somnolent, indifférents aux villages traversés avec leurs platanes centenaires, leurs clochers qui sentent bon la campagne française, jusqu'à un moment où le sergent vient nous réveiller en criant :
- Préparez vous nous débarquons bientôt !
Dans un crissement d'essieux, le train s'arrête à Orléansville. Des G.M.C. nous attendent encadrés par des half-tracks, le canon de la mitrailleuse 12/7 dressé vers le haut. Il y a aussi quelques troufions qui portent en bandoulière leur fusil M1 Garant qui n'est pas une nouveauté à en croire un gradé, mais efficace !
- Allez fissa ! cet ordre rugi, on grimpe dans les camions.
Nous traversons des vallées vertes de vignes et d'orangers, entourées de crêtes et de pitons plus ou moins boisés pour arriver dans le fief du colonel Guillaume un nom prestigieux redouté des "fells". Sur le bord de la route traînent des poteaux coupés, œuvre des fells ! On aurait bien besoin d'une bonne nuit de sommeil, mais à peine arrivé dans ce bled à l'orée de la nuit, on doit s'aligner dans la cour pisseuse et attendre les ordres. Normalement j'aurais dû aller à Cherchell mais malgré mes bons résultats (13/20) je n'avais pas eu une bonne cote d'amour et c'est ici dans ce village paumé que j'allais découvrir l'Algérie. Les trois mois à Blois aux E.O.R. vont me servir. Je ne suis pas tout à fait un "bleu" et je n'ai pas peur des épreuves.
Pour commencer j'effectue un stage d'entraînement "commando" à Hanoteau, comme annoncé par un serpatte sur le quai ! Le village est entouré d'un camp de regroupement, "Beni Derdjine", ourlé de collines; Les femmes voilées de blanc qui bavassent près d'une fontaine ressemblent à nos bonnes sœurs d'autrefois. Au loin à l'ouest on distingue le djebel Bissa. Il y a dû avoir des colons ici il y a quelques temps car on distingue encore leurs baraques entourées de vignes qui ne sont plus entretenues !
Le séjour est assez sportif mais cela ne me gène pas après mes années de hand et de judo et même de scoutisme, hé, oui ! Se succèdent les parcours du combattant sous les barbelés avec tir à balles réelles (dit un juteux), les tirs instinctifs, les raids à marche forcée….. Bref du sport.
Un matin nous partons en opération.
- Tenue de combat hurle un cabo (caporal), armes approvisionnées.
- Mettez vos montres à l'heure. Il est quatre heures cinq.
- Allez chercher vos boites de rations et remplissez vos gourdes.
Il n'y a que du vin ! Au rassemblement le serpatte (sergent) nous explique brièvement qu'on va ratisser le bled car des fells sont repérés. Chaque gus fait manœuvrer la culasse de son fusil. En silence nous partons en file indienne, deux mètres d'intervalle, le radio et le porteur du F.M. à l'arrière, le lieutenant étant devant avec seulement un 22 long rifle et son pistolet. La nuit est noire, troublée par le cri des chacals. Quand la lune apparaît, il nous semble voir au loin un paysage desséché.
Après trois heures de marche nous stoppons sur une espèce de colline qui domine un oued. Chacun est à sa place, soit derrière un rocher ou glissé sous un chêne vert. Nos fusils sont braqués vers ce quiest une sorte de ravine ourlée de lauriers.
- Silence ! on attend !
La radio grésille sans faire de bruit.
- Chouf ! dit l'un en pointant son doigt.
Dans le fond de l'oued des ombres se faufilent sans bruit.
- Feu !
Je tire sur l'une des silhouettes comme les autres. Le F.M. déroule sa bande.
- Cessez le feu !
- La section derrière moi ! dit le lieutenant.
A l'aube, trois des cinq fells sont tués, les deux autres se sont évanouis dans la nature ! Ces trois là sont bien morts. Ils sont couchés sur le côté et l'un tient encore son ventre avec ses mains en continuant de perdre son sang. On les laisse là pour l'exemple dit le sous bite. Le retour au camp est triomphant.
Il faut croire que les méthodes sont bonnes, car au bout de quelques jours après ma première embuscade, nous agissons tous comme si nous avions derrière nous des années de campagnes ! Je ne termine pas le stage, car une malencontreuse cuillère de grenade défensive est venue heurter l'arrière de ma jambe et me provoque un "kyste synovial" au genou. Je suis envoyé à l'hôpital "Maillot" d'Alger pour me faire opérer. Dans la salle il y a bien une cinquantaine de lits. J'y reste une bonne semaine avant de partir en convalo dans un premier temps à "El Biar" (dans la banlieue d'Alger). Des commandos viets, eux aussi en convalescence, passent dans les chambrées pour vendre des colliers d'oreilles séchées et autres babioles prises aux fells.
Je déménage pour terminer ma convalo à Delhys en Kabylie. Cela me semble un îlot de paix et de verdure au bord de la mer. Je partage ma chambre située dans une ancienne villa de colon au-dessus du port, avec un jeune para qui a morflé au bras.
- Un salopard de snipper "fellouze" m'a flingué l'épaule dans les gorges de Palestro ! me dit-il.
-
C'est un gars de la campagne sympa et qui a l'air à l'aise dans ses baskets. Il me prête même sa tenue de para pour aller dans un bal fréquenté par des pieds noirs. Il y a tellement longtemps que je n'ai pas vu des civils et surtout quelques minettes vêtues de robes légères que mes yeux scintillent. La tenue para, ça en jette auprès des filles avec qui je danse quelques slows langoureux. Mais question de taquiner le bouton des donzelles, Makhache houalou ! Il parait qu'il faut attendre le mariage pour se livrer ici à quelques taquineries.
Mon secteur : Montenotte - Hanoteau
A Delhys, entre quelques séances de kiné je vais me baguenauder vers la plage et le petit port. Des pêcheurs me saluent et m'interpellent en "pataouète". A leur patois je n'y entrave pas grand-chose et je leur fais un signe de la main. Sur la plage proche des jeunes pieds noirs font de la bronzette et d'autres à la terrasse d'une buvette lampent un pastis et se régalent de sardines et de calamars grillés; les veinards !
En juin 1960, je réintègre le 22ème R.I. et je suis affecté au P.C. Major à Montenotte, comme secrétaire, sans doute suite à mon passage dans les E.O.R. et à l'école supérieure de commerce. Mon secteur postal m'est communiqué, c'est le "SP 88 282" que je m'empresse d'adresser par lettre à mes parents et à Yolande la petite amie dont j'ai parlé plus haut.
Montenotte me semble un petit bourg heureux. Une rue, qui est en somme une route venant d'Orléansville, traverse le village en direction de Ténès à une dizaine de kilomètres de là, après les gorges que l'on aperçoit au loin. Autour d'une placette bordée d'eucalyptus et de platanes où nichent des cigognes se trouvent quelques villas appartenant à des pieds noirs. Un peu plus loin je remarque une belle maison de maître, cossue, habillé de marbre, habitée par des bourgeois très riches me dit-on. A chaque bout du village il y a des "gourbis", clos de murs de bambous ou de pierres d'au moins trois mètres de haut où logent les Arabes. A côté du "notable" qui détient presque toutes les terres du coin, il y a quelques petits commerçants et artisans : le boulanger, le garagiste (Eyssautier le Lorrain), et le cafetier (l'oreille du 2ème bureau). Sur sa terrasse se prélassent des troufions qui ingurgitent moult anisettes accompagnées de brochettes de mouton enfilé sur des rayons de vélo ! On y rencontre vers treize heures, de retour dans sa vieille Citroën noire, le rondouillard chauffeur de taxi, Abdel….! Il se fait sa journée uniquement le matin, sans doute à Ténès. Je ne me souviens pas de son nom, mais il lichtronne son anisette avant de faire une petite sieste et parfois il avoue que le commandant lui a filé un pourliche royal, alors il est content !
Je vais rejoindre le P.C. qui est une petite villa au toit plat comme toutes celles du sud, où il y a notre bureau et le logement du capitaine. Nous avons droit pour dormir à un appentis avec des lits de fer superposés que nous aménageons comme une minuscule chambre, avec des rideaux. Ce petit garage nous le rendons sympa à l'aide de caisse et de tissu. Nous partageons notre gourbi avec les rats et les punaises, mais on s'en contente. La nuit on se réparti la garde à quatre. Il y a ici un sergent qui est à trois mois de la quille, un première classe et mon pote "Nono" avec qui je vais par la suite partager mes colis.
Ma vie de reclus assez gâté dans ce village, s'organise autour des courriers, des week-ends à Ténès, des gardes de nuit, des patrouilles. A cette occasion, un de nos copains qui se prétendait un cador de Bobache (Bobigny) se met à chier dans son froc. Il n'a jamais réussi à sauver la face depuis ce coup là. La terreur de Bobache ne fut plus qu'une lavette par la suite. C'est dur d'être un "blouson noir" en Algérie ! On passe une partie de la journée à garder les vignes du notable, mais pas question de grappiller du raisin ! Si on est vu par un pied noir de service, il nous cafte et on se retrouve avec un blâme du commandant. Pas très sympas les pieds-noirs ! Et en plus s'ils ont un fiston, ils se démerdent pour qu'il soit incorporé dans une milice municipale. Eh ! Oui !
De temps en temps un copain s'occupant de la popote des "vieux" (les officiers de Ténès), balance par-dessus les ridelles du camion une caisse de beefsteaks congelés provenant d'Indochine afin d'améliorer l'ordinaire. Nous faisons ainsi de bonnes bouffes durant une semaine sous les tonnelles que nous avons aménagées derrière le garage qui nous sert de dortoir. Certains week-ends le fils Eyssautier nous conduit avec mon pote "Nono" dans sa vieille deu-deuch grise passer la journée à Ténès. Ténès, c'est presque le club Med. Il y a un port, des petits bistroquets comme le Novelty qui sentent bon la merguez, une plage et des filles de pieds-noirs qui doivent avoir la consigne de ne pas parler aux appelés sans barrettes ! Alors je me contente de bronzer et de plonger dans une eau tiède qui me rappelle celle que j'avais trouvée à Ibiza en compagnie de ma cousine Nicole il y a quelques années ! Ainsi se suivent les jours dans ce bled de Montenotte, entre patrouille de nuit, descentes dominicales à la mer, pause merguez et olives au café où les rumeurs galopent, et le soleil brille dans le ciel.
Des zones montagneuses où les fellouzes peuvent être difficilement contrôlés, les habitants ont été évacués de leurs mechtas qui ont été rasées pour que le "F.L.N.", n'y puisse trouver aucun refuge. De là, ces regroupements de population autour des bourgs ! A Montenotte les femmes du regroupement, sous escorte, s'en retournent de temps en temps sur leurs terres afin de récolter leurs fèves et des pommes de terre.
A montenotte au PC du Bataillon en 1960
C'est la routine à Montenotte, tout en se disant qu'on en a marre de cette guerre qui ne porte pas de nom. On est ici pour la "Pacification", hé ! Les politiciens parisiens en envoyant les appelés en Algérie : Guy Mollet, François Mitterrand et d'autres, se découvrent des états d'âme qui recouvrent le terme "Guerre d'Algérie". Nous ne sommes pas tout à fait comme les autres, les paras, les légionnaires, la coloniale. On nous appelle "le contingent" ou "les appelés". Eux, lorsqu'ils font leurs patrouilles, leurs opérations, ils sont soudés. On leur amène même, comme je l'ai vu, la popote par hélico, mais nous, il faut que l'on se démerde comme des naufragés avec nos boites de singe et l'eau souillée dans des trous de rochers dont on rempli nos gourdes en y ajoutant un comprimé de permanganate. En février 61 je suis nommé caporal.
Ici, malgré tout, on est un peu des planqués dans ce bourg agreste comme ceux qui sont à Alger, à Oran ou dans le sud. A propos d'Oran, je demande une perm pour aller rendre visite à mon pote Roland P. qui se la coule douce au service cartographique de l'armée. Cette dernière m'est accordée par le commandant, type sympa, que j'ai eu l'occasion de rencontrer lorsque j'ai été invité chez les notables de Montenotte dans leur palais (belle maison bourgeoise avec profusion de marbre). Les propriétaires possèdent des hectares de vigne dans la région et le patron est un ardent supporter de l'équipe de France de basket qu'il suit à chaque déplacement. Il est vrai qu'un étudiant Parisien qui a fait ses études à l'école supérieure de commerce est digne de manger à leur table ! Leur fille est étudiante dans un lycée catholique à Alger, alors on ne sait jamais se disent-ils. Je ne me vois pas colon et diriger la plantation !
Je retrouve Roland à Oran. Cette ville ressemble un peu à Marseille. Il y a des brasseries d'où l'on peut contempler des minettes fringuées comme Brigitte Bardot. Il a du bol Roland car il passe plus de temps dans son lit qu'à crapahuter dans ce foutu djebel à traquer le Fell. A Oran c'est la "dolce vita" ! Avant d'aller sur la plage, Roland me fait visiter la ville, sa cathédrale, ses rues qui ressemblent à celles du sud de l'Italie,des fenêtres s'envolent des chansons françaises. On se tape une bière avec les copains de Roland en piochant avec les doigts dans la "Kémia" (amuse gueule sans doute du coin ?). Il y a les appelés des villes et ceux des champs. Ici c'est différent, on se croirait presque en vacances ! Je vais passer deux jours radieux à visiter cette belle ville. J'avais presque oublié que cela existait à quelques centaines de kilomètres de notre bled, un lieu d'insouciance et d'excitation joyeuse dans les rues et sur la plage !
D'autres biffins sont placés dans des fermes, des postes et même des tours, dans des douars et certains logent dans des mechtas.
C'est quand même à nous, cependant, entre deux patrouilles, de nous occuper des pékins indigènes et de nouer le contact avec les jeunes écoliers…. Les nuits de garde s'étirent. Chaque demi-heure les gus frappent sur une gamelle indiquant ainsi qu'ils ne dorment pas en attendant d'être relayés pour aller pioncer.
Avril 1961 ! C'est le "putsch d'Alger" et l'armée est divisée. Le contingent est pour la légalité. "Ici nous sommes tous pour de Gaulle", écrit le 23 avril, le caporal Martignon.
- Alors Caporal, insistent quelques pieds noirs qui ne sont pas partis en France, à Alger ou à Oran.
- Etes vous pour de Gaulle, ou avec les autres ?
Les autres, nous on ne les connaît pas. Challe et sa clique de généraux et de colonel de paras, ils sont loin ! Les seuls à qui nous obéissons ce sont nos lieutenants et nos capitaines, pour le reste on ne pense qu'à la "quille". Tout est rentré dans l'ordre semble-t-il. Beaucoup d'officiers sont au trou mais sur un mur une inscription à été écrite "Vive l'Algérie française, mort à de Gaulle".
Depuis que j'ai été à Alger, après ma blessure au genou, j'ai une radio à transistors achetée par correspondance et qui m'a été envoyée à Delhys lors de ma convalo, alors on l'écoute. A Paris l'opinion publique est démobilisée et beaucoup de Français n'aspirent plus qu'à la paix en Algérie, à n'importe quel prix. C'est vrais que nos parents sortent à peine de la dernière guerre mondiale et les gouvernements socialistes et MRP leurs mettent dans le panier, afin que leurs enfants s'y mettent à leur tour : la guerre de Corée, la guerre d'Indochine, et maintenant la guerre d'Algérie qui n'en finit pas.
Au PC, nous manifestons par écrit notre attachement à de Gaulle. C'est la nervosité dans toutes les sections ! En ce qui me concerne je me bats comme un chiffonnier, à en perdre mes boutons, avec un serpatte de la C.C.A.S. opposé à mes idées. C'est un véritable combat de rue, sauvage. Lui, c'est la savate et il tente sans arrêt de me décocher un coup de grolle entre les cuisses, moi c'est le judo que j'ai pratiqué, à défaut de ma spéciale j'essaie de l'étrangler et j'arrive quand même à lui fermer un œil. Cela dure bien vingt minutes avant qu'on nous sépare, nos pifs en capilotade, moi le traitant de salaud, de facho et de connard, lui de vendu à de Gaulle ! Les "bouniouls" (c'est ainsi que l'on nomme les habitants indigènes du coin) qui nous regardent sont interloqués et doivent j'imagine, se frotter les mains !
J'écris le 2 Mai à mes parents :
"Ce coup d'état permet de voir où sont les bons Français, certainement pas dans l'armée…. Tous pour Challe ! Maintenant nous payons et nous en bavons….surtout moi parce que je suis gradé et que plus haut on connaît mes opinions, quand je pense que le capitaine qui habite au dessus du bureau a fait, m'a-t-il dit une demande afin que je passe sergent ! Tous les pieds noirs nous en veulent à mort… sauf peut être nos copains les Eyssautier".
Le 9 mai des paras du 1er REP arrivent à Ténès. Il y a aussi là-bas des bagarres avec les appelés. A Montenotte on enlève les drapeaux français pour les remplacer par des couleurs avec la croix de Lorraine. Je parle peut être trop et je me vante ouvertement d'être pour le "grand Charles". Les pieds noirs n'aiment pas ça. Certains sont arrêtés par les gendarmes puis relâchés. Montenotte, c'est plus tout à fait la planque du début. Les dimanches sur la plage de Ténès c'est bien fini !
Un petit matin de Mai, le "juteux" (adjudant), un brave type qui a bourlingué dans toutes les guerres, couvert de bananes comme un oasis du Sahara, mais devenu con comme un balai à force de se saouler la gueule, vient m'annoncer qu'il faut accompagné de sa section, se rendre "fissa" sur une route entre le bled d'à côté Cavaignac et Chassériau où une patrouille en G.M.C. est tombée dans une embuscade. On s'y rend et on saute à quelques centaines de mètres de l'endroit où a eu lieu le carnage. On effectue un mouvement tournant en direction d'un petit ravin.
- F.M. à droite.
- La section, derrière moi ! dit le juteux.
Je charge ma M.A.T. (car depuis que je suis caporal, je n'ai plus de fusil Garant) puis je galope avec les autres en évitant les mouches vertes. A quelques pas du camion on s'arrête. Dans le fossé et derrière le véhicule il y a un amoncellement de corps. Ces corps pourraient être les nôtres, tailladés, disloqués au rasoir, les uns sans yeux, sans nez et d'autres leurs couilles entre les dents. Ils sont nus car les salopards se sont enfuis avec leurs treillis et leurs grolles. Le radio a appelé du renfort qui est arrivé avec le capitaine. Les troufions se dispersent et ramènent un troupeau de civils apeurés. Les corps sont là qui réclament vengeance. L'esprit de haine grouille en moi-même. Au lieu de faire un massacre dans le village proche on ravale notre colère et présentons les armes à nos frères d'arme qui n'ont pas eu de chance. Deux ou trois gus sont embarqués pour être interrogés à Montenotte.
Qui ne connaît pas les faits à Montenotte ? Il est possible que j'en aie parlé en buvant une anisette au café avec des potes, mais pas aux "bouniouls" ! Quoi qu'il en soit je suis doublement accusé par des habitants qui en réfèrent au commandant d'avoir dénoncé des activistes, d'être communiste et de démoraliser mes compagnons en racontant des détails de l'embuscade.
Je reçois, le 10 juin 1961, une missive qui indique que je suis muté sur ordre du commandant, à la 3ème section de la 7ème Compagnie. La veille, j'ai été convoqué par le 2ème bureau ou j'ai été interrogé toute la nuit comme un malfaiteur dans les films policiers, la lampe dans les yeux ! Dans la matinée démoralisé, fatigué, je me love derrière les rideaux de mon lit, et je m'ouvre les veines. Une rigole de sang attire l'œil de l'un de mes collègues passé par hasard dans la chambrée. J'entends des cris et je suis emmené à l'infirmerie où avec brutalité on me coince car je me débats comme un forcené. On me coud, je suis envoyé directement à l'infirmerie hôpital de Ténès ou j'apprends que j'ai droit au tribunal Militaire pour tentative de suicide. Ils n'aiment pas ça dans l'armée ! Surtout en temps de guerre.
Avant de m'ouvrir les veines j'écris à mes parents :
"Je viens d'apprendre ma mutation à la 7ème Compagnie, la plus mauvaise. C'est sûrement à cause des évènements d'Alger et pourtant je n'ai rien fait de plus que les autres….. Interdiction d'être dans les bureaux, obligatoirement dans les rangs en section de "crapahut".
"Le caporal Martignon va savoir ce que sont les commandos". Cela vient du commandant.
Plus tard à l'infirmerie de Ténès, j'écris le 15 juin :
"Voila ce qui m'en coûte d'avoir été pour de Gaulle. Pendant deux mois on m'a accusé de choses que je n'avais pas faites, (dénoncer des activistes, atteinte au moral de l'armée), on me suspecte d'être communiste. J'étais au courant de tous ces bruits, mais je ne pensais pas que c'était aussi sérieux. Le capitaine de la gendarmerie est venu me remonter le moral et m'a dit de me défendre. Il a été très chic. Un rapport a été fait avec témoins et des gendarmes vont venir m'interroger. Je ne peux pas vous dire ce que sera la suite".
Hélas pour moi, l'enquête est tombée à l'eau. Au Colonel qui est venu, on a tourné l'affaire en disant "Incompréhension avec le commandant, mutation sur un piton". C'est bien la "Grande muette" ! Je vais donc bientôt partir pour cette fameuse 7ème Compagnie !
Quand je pense que c'est par une lettre de l'un de mes potes de Montenotte, le brave "Nono" que j'ai appris le véritable motif de la sanction. En effet deux jeunes activistes pieds noirs, fils de colons du village de Montenotte lieu du P.C. Major ont été arrêtés à la suite des évènements d'Alger et ont été relâchés comme je le disais plus haut et l'un d'eux m'a accusé de les avoir dénoncés. Il y a vraiment des sales cons chez eux. J'ai dû un jour mater la gonzesse de ce connard sur la plage de Ténès, va savoir ?
Guy Martignon.