AFFECTE AU 22ème R.I. 3ème PARTIE
TIGHRET 2
L'armement de la harka était des plus classiques pour l'époque : PM MAT 49, fusils Garand, certain équipés du manchon lance-grenade, FM Bar. Des armes ayant déjà beaucoup servi et n'étant plus très sûres, surtout les PM. Mais en règle générale, elles étaient fort bien entretenues en raison de la passion des harkis pour leur arme. Ils l'avaient toujours à portée de main, y compris dans leur chambrée, FM exceptés bien, entendu. Ils partaient même avec en permission dans leur douar quand ils portaient un fusil. Les autres recevaient un fusil le temps de leur absence. Les PM et FM étaient trop utiles à la harka et risquaient fort d'attirer les convoitises. D'autant plus que les permissionnaires partaient à pied, souvent seuls, quand il n'y avait pas de moyen de transport de passage. Or, le trajet TIGHRET-BOU ZEROU représentait environ 2 heures 30 de marche par le sentier longeant les crêtes, une heure 30 de plus pour TAZZEROUT. Et il fallait revenir. Les harkis devaient donc pouvoir se défendre en cas de mauvaise rencontre. Aussi cherchaient-ils à se regrouper, au moins pour une partie du trajet. Il n'en demeure pas moins qu'il fallait être courageux et surtout ne pas douter de ses capacités. Et que dire de LOUMI qui pour se rendre dans son douar dans le secteur de la 3e Cie avait une journée de marche. Et avec son fusil. Aussi, il partait moins souvent mais plus longtemps. Il essayait de profiter des convois des deux compagnies sur GOURAYA. Les délais de route étaient aussi longs mais le voyage était moins fatigant.
Pour les moyens radio, que du classique aussi : C 10 et PP 11. Mais en bien piteux état compte tenu de leur ancienneté. Les pannes étaient donc fréquentes. Ce qui nous donnait de bonnes excuses quand nous avions loupé une vacation ou que nous ne voulions pas entendre.
Lors des déplacements, la formation était toujours la même puisque nous n'utilisions que les pistes compte tenu de la configuration du terrain. Les fellaghas faisaient de même sauf en cas de fuite. D'ailleurs, il nous arrivait d'en voir marchant sur une piste, calmement, à découvert, mais de loin, de très loin. Je me rappelle un exemple. Nous revenions d'une opération sur 1040 et avions attaqué la remontée sur BOU ZEROU. Un harki me dit brusquement « Chouf, chouf mon lieutenant » en me désignant un point sur la pente de l'autre côté de l'oued. Je ne voyais rien. Il m'a dit comment il était vêtu. Les autres harkis voyaient, moi toujours pas. J'ai pris mes jumelles et cherché. La localisation était difficile car les repères manquaient sur un terrain désertique. A cette heure-là, en zone interdite, c'était un fellagha. J'ai fini par le trouver. Il ne portait pas d'arme. Comme nous étions aussi à découvert, il nous a vu. Il s'est arrêté, nous a fait face et nous a observé. Je m'attendais presque à ce qu'il nous fasse un petit signe de la main. Il était hors de portée, nous ne pouvions rien faire. Chacun a repris sa route comme si de rien n'était. J'en ai tiré un enseignement. J'étais le seul à ne rien voir car je ne connaissais pas le terrain dans ses moindres détails. Mes harkis, si. Pour observer, mes yeux « couraient » partout. Eux, avec en plus une vision meilleure que la mienne, ne regardaient que là où quelqu'un pouvait se trouver. La piste. Ils ne se dispersaient pas. Là était toute la différence.
Quelques semaines après le référendum, une unité de la Légion est arrivée à BOU ZEROU. Elle avait pour mission de rencontrer des villages pour rassurer leurs habitants qui étaient pour le moins troublés par le résultat de cette consultation populaire et devaient se poser beaucoup de question quant à leur avenir. En fait nous craignions leurs réactions. Le Haut Etat Major pensait qu'une unité d'élite pouvais les rasséréner. A cette époque-là, j'assurais l'intérim à la compagnie. J'ai reçu le capitaine qui commandait l'ensemble. Il m'a demandé un guide, je lui ai fourni. Il m'a demandé quel était le village à privilégier, j'ai cité LARIOUDRENNE. Je lui ai montré ce douar sur la carte et une partie du parcours sur le terrain puisqu'il s'étendait à nos pieds, une grande cuvette broussailleuse ceinturée par la ligne de crête de BOU ZEROU et les djebels ARBAL et GOURAYA. Je lui ai même montré la piste à suivre. Il m'a regardé d'un air condescendant en me disant « Dans la Légion, on ne prend pas les pistes ». Je lui ai dit alors, que c'était droit devant. Qu'il fallait passer entre les deux djebels en suivant le talweg qui sort de la cuvette. Ils sont partis, en large essaim. Belle manœuvre ! Nous les avons suivis des yeux. Moins d'une demi-heure après, ils étaient tous sur la piste à la queue leu leu. Il faut être fou, ou prétentieux, pour se fatiguer inutilement.
Mais se déplacer en colonne peut s'avérer extrêmement dangereux car les forces sont dispersées sans aucun point d'appui solide. Néanmoins le risque sera limité. C'est la contrepartie d'une vitesse de déplacement plus rapide. Pour avoir le maximum de chances de son côté, il faut un excellent éclaireur. Nous l'avions en la personne de CHERIFI. C'était un harki plutôt de petite taille, plutôt âgé, sec comme un coup de trique, au visage émacié, aux traits tirés, perpétuellement anxieux, tourmenté. Je ne l'ai jamais vu ne serait-ce que sourire. Pensait-il à son destin ? C'était un éclaireur hors norme. Une perte pour la rébellion. Il connaissait toutes les pistes de notre secteur. J'en apporterai la preuve irréfragable en évoquant une opération à « 1040 ». Mais également hors de nos frontières. Je n'ai jamais su quelle était l'étendue de ses connaissances.
Il n'avait confiance en personne en opération. C'était l'ouvreur patenté dès que le risque devenait sérieux. Il aurait d'ailleurs refusé d'avancer s'il n'avait pas été devant. Seul un jeune harki pouvait marcher à son côté pour l'appuyer si nécessaire. Il précédait plus ou moins la colonne en fonction du terrain, de la visibilité. Il pouvait disparaître de notre vue si la piste le permettait. Si besoin, il s'accroupissait et la colonne venait buter sur lui. Aucun mot n'était échangé. Lorsque la configuration du terrain m'inquiétait, je le consultais. Comme je ne pouvais pas lui rappeler une certaine période de sa vie, je lui demandais « CHERIFI, s'il y avait des fellouzes devant nous, où seraient-ils ? ». Il me répondait toujours « S'il y a des fellouzes, ils sont là » et me décrivait l'embuscade telle qu'elle aurait pu être mise en place. Nous manœuvrions alors en conséquence.
Quant à moi je marchais pratiquement en tête de colonne, avec 2 PM devant, encadré surtout au début, par mes deux anges gardiens CHERKI et LOUMI. Je me rappelle une fois un retour de jour sur TIGHRET. CHERKI était doté d'un fusil lance-grenades. En opération, il en avait toujours une en place. Il me la balançait donc sous le nez car tous avançaient en tenant l'arme en équilibre sur l'épaule. C'était une grenade antipersonnel avec un corps cylindrique et un percuteur apparent, modèle 52. Je la trouvais bizarre cette grenade. Il y avait quelque chose d'anormal mais je ne savais pas quoi. Brusquement, horreur ! j'ai compris. Il n'y avait plus la collerette de sécurité. Il l'avait retirée pour être sûr qu'elle exposerait bien à l'arrivée. Ce qu'elle pouvait faire aussi à la moindre chute. J'ai arrêté la colonne et lui ai fait expédier son engin. Il a tiré comme il en avait l'habitude, en tir tendu, en épaulant. Au départ du projectile, il effaçait l'épaule pour ne pas être blessé par le recul. Cela me rappelait le mouvement effectué dans ma jeunesse quand je jouais au handball à 7, pour passer entre deux défenseurs, bras armé. Cela aurait été très efficace si nous étions tombé dans une embuscade. Il aurait balancé l'engin en plein dans le tas. Par la suite, il continua avec toujours une grenade en position. Mais pas trafiquée…
LE REFERENDUM
Le 8 janvier 1961, jour du référendum sur l'Autodétermination, fut une date charnière. Sur le plan local avec la concrétisation de la fusion des deux sections à TIGHRET et, sur le plan politique, la remise en cause du statut de l'ALGERIE. Elle ne sera plus jamais française, contrairement à ce qu'avait annoncé François MITTERAND. Moi, cette journée, je l'ai vécue humblement. J'ai passé la nuit précédente et une partie de la journée sur un piton pour repousser une éventuelle infiltration des fellaghas. Ils s'en abstinrent. Au réveil, le sol était recouvert d'une mousseline blanche. Il avait neigé. C'est la seule fois où j'ai vu ce phénomène qui m'a beaucoup surpris. Mais, l'avenir l'a révélé, c'était un funeste présage.
Dans l'après-midi, nous avons rempli notre devoir civique en allant voter. Notre bureau était installé à BOU ZEROU dans l'école métallique. J'ai voté en premier. Toute la harka était rangée, en armes, derrière moi, en colonne par un. Pour ne pas perdre de temps, je ne suis pas passé par l'isoloir. Mes hommes ont fait de même. Il leur était remis deux bulletins, un OUI qu'ils glissaient dans l'enveloppe et un NON qu'ils me remettaient en sortant conformément aux instructions données. Je me tenais à côté de la porte pour les recevoir. BOUADI, la mine épanouie de la mission accomplie, m'a remis le OUI. Il s'est fait enguirlandé proprement mais ce n'était pas chez lui une volonté délibérée, une quelconque indépendance politique. Il n'avait rien compris tout simplement. Ce qui était assez fréquent chez lui. Après dépouillement, le résultat était conforme à nos attentes.
L'Armée a été accusée par la Presse d'avoir fait voter OUI. Ce n'était pas tout à fait faux. Mais, il semble me rappeler que les bulletins OUI étaient blancs, alors que ceux du NON étaient violets, couleur de deuil pour les musulmans, donc à délaisser, et que les enveloppes n'étaient pas particulièrement opaques. Ce qui permettait de connaître le résultat du vote avant même le dépouillement. N'y avait-il pas là une volonté politique d'orienter les votes ?
Il n'en demeure pas moins que nous avions fait campagne pour le OUI dans notre secteur. Comme partout ailleurs sans aucun doute Nous avions respecté les instructions. Avec un seul argument mais irréfutable : cela fera plaisir au général DE GAULLE. Avec les gens simples, il faut des arguments simples, voire simplistes. Mais nous n'avons rien imposé, ni menacé personne.
Il s'est raconté dans les mess que certaines unités avaient fait preuve d'imagination pour obtenir les résultats souhaités. On rapporte que pour les douars isolés, l'Armée avait mis en place des moyens de transport en commun gratuits pour que les électeurs puissent gagner les bureaux de vote. Pour le retour, ils devaient remettre leur bulletin NON. La règle étant connue d'avance, rien ne les empêchait de rentrer à pied. Dans un autre secteur, les cartes d'identité étaient collectées et pour éviter perte de temps et tracasseries administratives, un officier de haut rang votait pour eux. La presse s'en est fait l'écho. Mais il s'agissait peut-être de petites histoires drôles qui se racontent le soir à la veillée.
Quoiqu'il en soit, dès leur publication, nombre d'hommes politiques se sont gargarisés des bons résultats de ce référendum. Et à ma connaissance, personne n'a remis en cause la procédure. Non, l'Armée en tant que telle n'a pas contraint les populations à voter OUI. Elle n'a fait qu'obéir aux ordres. Il faut appeler un chat, un chat.
GÉGÈNE
Non, ce n'est pas ce que vous pensez. Et je ne l'ai jamais pratiquée, cette torture puisqu'il faut bien l'appeler par son nom. Durant mon séjour, à ma connaissance, elle n'a jamais été appliquée à la compagnie, non plus. J'ai à plusieurs reprises fréquenté le mess des officiers à GOURAYA et aucun des propos tenus me laisse à penser qu'elle existait au bataillon. Il y avait bien sûr un officier de renseignement. Je l'ai parfois côtoyé. Il n'y avait rien d'excessif ni dans ses propos, ni dans son comportement. Il se disait certes que ce n'était pas un tendre. Et qu'il y avait toujours un harki qui le suivait comme son ombre. Mais de là à en faire son âme damnée, il y a un pas que je me refuse à franchir.
D'ailleurs, qu'auraient bien pu révéler ceux que nous pouvions faire prisonniers si les harkis nous en donnaient le temps. Il n'y avait rien et pratiquement personne dans notre secteur. Et comme un prisonnier me l'a dit, si un moudjahidin ne rentrait pas, tout ce qu'il connaissait était déménagé séance tenante. Alors ? Aussi je réfute les propos qui voudraient faire croire que c'était une pratique courante dans l'Armée et même au 1/22 comme le suggèrent fortement certains propos rapportés même dans ce blog par un ancien. Que j'ai connu. Je regrette mais je ne donne pas dans le sensationnalisme morbide qui est notre pain quotidien.
Non, GEGENE, était un harki « lambda », tout jeune père de famille, qui a été emporté par une tourmente qui le dépassait et qu'il ne comprenait guère, enlevé aux siens brutalement dans son sommeil, sans même s'en rendre compte, par deux balles reçues dans le dos alors qu'elles ne lui étaient même pas destinées. Les voies du Seigneur sont impénétrables.
Tout a commencé à TIGHRET le 5 mars 1961 au soir. Ce soir-là un groupe se préparait à partir en embuscade. GEGENE en faisait partie. C'était son surnom, habitude très fréquente chez les Berbères. Je ne sais d'où il lui venait parce qu'il n'était pas tellement couleur locale. Mais tous, nous l'utilisions si couramment que nous en avions oublié son patronyme. Dans la nuit du 2 au 3 mars, une embuscade avait été tendue dans l'oued TARZOUT- HASSENNE, tout proche de TIGHRET sur une colonne de ravitaillement. Le résultat avait été positif, pour nous, avec un ouvreur tué et son arme récupérée. L'équipe qui partait était très motivée et désireuse de faire aussi bien.
Le lieu de l'embuscade était situé à environ 2 km de BENI ALI au pied du glacis descendant, en pente relativement douce sur la fin, du djebel GOURAYA, au bord de l'oued qui donnait un accès facile au marché. Nous connaissions parfaitement cet emplacement qui paraissait idéal. Il était broussailleux donc offrant un bon camouflage, la berge était surélevée par rapport au lit de l'oued donc ne permettait pas une attaque frontale. A l'EST il y avait un petit confluent avec un oued très encaissé donc formant barrière. Et le glacis était complètement dégagé évitant toute surprise. Les traces relevées en patrouille se trouvaient de l'autre côté et passaient devant une berge abrupte de 2 à 3m de haut, évitant toute fuite. En outre, la terre était de couleur claire, les pisteurs devaient donc se découper dessus comme des ombres chinoises. Une prise au moins était assurée. La deuxième dépendait de la distance entre les deux pisteurs. Un seul défaut. Du côté de l'embuscade, un sentier montait du lit de l'oued jusqu'à elle. Mais nous n'avions jamais vu de traces dessus.
Après avoir contourné BENI ALI pour ne pas donner l'alerte, le groupe s'installa à l'emplacement prévu. Une moitié en position, l'autre moitié au repos. Comme les fellaghas quand il faut patienter longtemps. A un moment donné on permute les hommes. Tout simplement. Sans le moindre bruit. Et en cas d'imprévu, tout le monde peut défendre. Bien évidemment, il fallait contrôler le petit sentier. Deux hommes: un harki et l'infirmier furent placés en haut dans l'axe. Et l'attente commença. Vers minuit, LOUMI signala l'arrivée des fells. Il avait entendu le bruit caractéristiques des galets entrechoqués. Un coup par le premier éclaireur, pour signaler que la voie est libre, deux coups pour le second pour dire qu'il suit tout en prévenant les porteurs. Quelques séries puis plus rien. Les gens en embuscade avaient les yeux fixés sur la paroi de l'autre berge, prêts à faire feu. Brusquement, dans leur dos, une voix, deux coups de feu. Suivis d'une fuite éperdue. Le temps de réaliser, un point est fait. Un mort. Un harki. GEGENE.
La tour de TIGHRET était en écoute permanente puisqu'une unité était de sortie. Mais la liaison n'était pas possible du fait du relief. MARTINEAU, le radio, a dû gagner une hauteur pour l'établir et nous faire prévenir. Dès les premières lueurs de l'aube, un deuxième groupe se mit en route, avec la brêle qui devait ramener le corps en travers de sa selle comme dans n'importe quel western qui se respecte. BOU ZEROU fut prévenu, un convoi envoyé et le corps rapatrié aussitôt dans son douar d'origine. Il a été enterré l'après-midi avec les honneurs militaires. Sa femme venait d'accoucher.
Mais cette nuit-là, le capitaine de REBOUL s'est réveillé vers minuit en plein cauchemar, en nage, en transe. Il était sûr qu'il était arrivé malheur à TAZZEROUT. Il pensa bien évidemment à l'appelé qui y vivait seul en tant qu'instituteur. Il fit réveiller toute la compagnie et envoya la section qui maugréait aux nouvelles. Une heure et demie de marche car il était impensable d'utiliser des véhicules en pleine nuit. Comme il était impensable d'y pénétrer car les GAD veillaient. Un harki originaire du douar aurait pu se faire reconnaître et admettre, seul. Mais accompagné, pas question. Sur place, à bonne distance, on observa. Tout paraissait normal. Les chiens n'aboyaient pas plus que d'habitude, ni moins. Le section s'en retourna en vouant ce fou de capitaine aux gémonies.
A l'arrivée, la nouvelle de TIGHRET tombait. GEGENE était natif de TAZZEROUT. Stupéfaction générale. Le capitaine m'a dit que ce n'était pas la première fois qu'il faisait des rêves prémonitoires.
Il fallait maintenant comprendre ce qui s'était passé pour en tirer enseignement. J'ai interrogé tous les intervenants ce qui m'a permis de suivre le déroulement de l'affaire. Mais, malgré tout, certains points sont demeurés obscurs. Ils le sont encore quand j'en discute actuellement avec MARTINEAU.
Ce qui est certain après visite sur le site, c'est que l'embuscade était postée au bon emplacement. Une équipe veillait tandis que l'autre plus ou moins mélangée se reposait. Le petit chemin qui montait de l'oued était bien gardé. Les fells ont été entendus avec les cailloux. Puis un silence ce qui voulait certainement dire qu'ils s'étaient arrêtés. Pourquoi ? Compte tenu de la suite des événements, on peut imaginer qu'ils devaient rencontrer une ou plusieurs personnes provenant de BENI ALI car il n'y avait pas d'autre provenance possible. Pour ce faire, les deux ouvreurs sont montés sur la berge, en bas du glacis en dessous de BENI ALI. L'erreur impardonnable, c'est que les deux « sonnettes » n'ont pas joué leur rôle en ouvrant le feu. Les deux hommes ont déclaré qu'ils ont été surpris et les ont laissés passer. Ils n'ont pas été vus parce qu'ils étaient bien dissimulés dans les buissons. Ce qui est douteux. Tout le monde pense qu'ils s'étaient endormis. Les fells sont arrivés sur le plat mais certainement en regardant vers le haut puisqu'ils devaient attendre quelqu'un. Ils n'ont pas vu l'embuscade dans leur dos. Les gens en embuscade non rien vu, eux non plus puisqu'ils attendaient les fells sur l'autre rive. L'un d'eux a sifflé doucement. Un harki proche, Ahmed BOUADI a répondu au signal puisqu'il semblait provenir de l'embuscade. Les deux fells se sont approchés de lui. Il était allongé sur le sol à plat ventre, son fusil sous lui, attaché à son poignet par une chaînette pour éviter qu'on le lui arrache. Pratique très courante chez nos harkis. Ils se sont penchés sur lui en pointant chacun le canon de son fusil sur son visage et un lui a demandé "C'est qui toi ?" comme l'a traduit BOUADI. En arabe. C'était un fell. BOUADI a voulu dégager son fusil, la chaînette a tinté. Les deux fells ont dû sursauter et ont tiré en se relevant. Les balles sont passées de chaque côté de son visage et sont allées se planter dans le dos de GEGENE qui dormait pas loin de là, le tuant sur le coup. Les deux fells ont alors couru vers l'oued qui arrivait au confluent en sautant d'au moins 3 m au milieu des rochers. On a relevé leurs traces. Et tout le monde a disparu. Voilà l'histoire. Une faute grave suivi d'une succession de quiproquos.
Je revois encore BOUADI me racontant son histoire mélangeant berbère et français en truffant son propos de « J'ai la chance, j'ai la chance ». Il avait les yeux encore plus exorbités que d'habitude, hagards. Il ne tenait pas en place, gesticulait comme une marionnette, hébété par ce qu'il venait de vivre. Je le revois encore se tenant ahuri devant moi, mimant les canons des fusils avec ses deux index pointés sur ses yeux et s'écartant, aux coups de feu qu'il imitait, de chaque côté de son visage. Il se retrouvait dans un autre monde. Il ne s'en ai jamais vraiment remis. Mais ce n'est pas pour cela qu'il rechigna ensuite pour partir en opération. Ce qui ne tarda pas.
Quant à l'infirmier, PENAUD, il ne savait plus où se mettre. Il portait la responsabilité de ce drame. Les harkis le tenaient à l'écart. Bien sûr il n'était pas le seul à avoir failli à son devoir mais les harkis considéraient qu'ils n'étaient que de simples exécutants. Le Roumi, lui, commandait. Il devait donc être infaillible. Ils lui en voulaient. Peut-être pas à mort, quoique ! Je l'ai donc muté séance tenante à BOU ZEROU par précaution mais aussi pour qu'il ne mijote plus dans une ambiance pernicieuse. J'aurais l'occasion de reparler de lui très rapidement.
Pour l'autre vedette de cette tragédie, le capitaine de REBOUL, son temps à la compagnie était compté. Il nous a quitté après à peine six mois de commandement. Je ne connais pas la raison de son départ prématuré puisqu'il ne s'en est jamais ouvert à moi. Mais je pense que c'était une question de santé. Un problème vertébral. Il souffrait le martyre, notamment en Jeep avec les cahots provoqués par les pistes. Il sortait toujours avec une canne dont la poignée s'ouvrait pour donner un siège. Je me rappelle un jour où je l'assistais en opération. Il a déplié sa canne, l'a fichée dans le sol et s'est assis dessus. Mais la pente présentait un décrochement et comme il était juste sur le bord, la terre a cédé et il est tombé à la renverse un bon mètre plus bas sur le dos. Je me suis précipité pour l'aider à se relever, pensant au pire. Il s'est redressé et a repris sa position, sans un mot. Il ne se plaignait jamais. Il n'en demeure pas moins que son comportement était pour le moins bizarre.
Issu d'une vielle famille noble ne comportant en son sein que des militaires ou des ecclésiastiques, il vivait dans un autre monde. Il ne se confiait jamais ou à peine. En cas de conflit entre un harki et un appelé, il donnait toujours raison au harki. Même s'il avait tort. Aussi les appelés ne l'aimaient guère. Et pas davantage les harkis parce qu'ils ne pouvaient pas respecter un chef qui n'est pas juste. Il se mettait en colère quand un appelé criait « Vive la quille » ou tenait des propos équivalents. Il convoquait l'intéressé et le sermonnait. Pour lui cela ne pouvait que vexer les harkis et il développait alors une théorie qui se terminait immanquablement par une révolution communiste à PARIS. Je regrette d'avoir oublié son cheminement de pensée, apparemment fort logique au demeurant. Cela valait son pesant de cacahuètes. Ses réactions étaient parfois déplacées. Si le groupe électrogène tombait en panne, il n'intervenait pas pour obtenir une réparation rapide. Car, disait-il, il appréciait les repas pris à la lueur des bougies. Ce qui lui rappelait les dîners aux chandelles du château familial. Parfois aussi ses propos étaient surprenants. Le jour où je l'assistais en opération, deux T6 sont venus nous prêter main forte. Comme ils ne nous situaient pas sur le terrain, ils nous ont demandé de les guider sur nous et de leur donner le top quand ils passeraient juste au-dessus de nos têtes. Comme le premier T6 débutait une boucle manifestement trop large, j'ai entendu le capitaine dire : « Freinez dans le virage ». Le pilote a dû être surpris par cette injonction car il n'a pas réagi aussitôt. Cela a certainement déclenché une franche rigolade au mess le soir.
Par ailleurs il était impossible d'obtenir quoique ce soit de lui, même en le relançant continuellement, en insistant lourdement. C'est pourtant la règle qu'il appliquait vis-à-vis du bataillon. De guerre lasse, pour avoir la paix, le commandant lui accordait tout. Un jour je lui en ai fait la remarque. Pourquoi pas moi ? Il m'a répondu : « Oui, mais moi, je connais le coup ». Logique, non ? Son départ n'a pas désespéré ses hommes, moi compris.
L'OUED KEBIR
J'escomptais, après cette tragédie, quelques jours de repos pour que chacun puisse recouvrer toutes ses facultés car le choc, compte tenu des circonstances, avait été rude. Et reprendre ensuite nos missions le plus rapidement possible pour de pas se démotiver. Les événements ont précipité les choses. Le 8, l'ordre tombait. Une opération « Secteur » était prévue pour le lendemain dans l'oued KEBIR avec toutes nos forces. Ce qui voulait dire harkis et GAD. Il nous restait à prévenir LARIOUDRENNE par l'intermédiaire de ceux qui travaillaient sur « leur » piste. Par le téléphone arabe, pardon, berbère. Comme partout dans le monde, les montagnards communiquent par la voix qui porte loin. Ce n'est pas discret mais c'est efficace. Et, en tout état de cause, l'objectif n'était pas dévoilé. Nous demandions une escouade pour TIGHRET et fixions rendez-vous au GAD, au COL, au lever du jour.
Vous me direz que malgré certaines défaillances de ma mémoire, je suis bien précis. Je dois vous avouer que le résultat de cette opération, ajouté à celui de l'embuscade réussie du 3, m'a valu une citation.
L'opération devait se dérouler à notre porte. Dans l'oued KEBIR. En fait, l'oued qui sur les cartes d'état-major de l'IGN de 1958 prend sa source à proximité de 1040 et coule au pied de la ligne de la crête de BOU ZEROU. Mais sur d'autres cartes, notamment celles qui figurent sur le blog de Michel et sur la carte des sols d'ALGERIE de 1949, cet oued est appelé ES SEBT. Dénomination qui n'est reprise sur les cartes d'état major que pour la partie SUD-NORD de l'oued. Or, géographiquement parlant, le cours d'eau qui se jette dans la mer est un fleuve et par principe celui-ci hérite du parcours le plus long. Il y a donc là un hiatus. Mais ne soyons pas plus royaliste que le roi et gardons le nom officiel. D'autant que cela ne change en rien les événements.
Lors d'une opération, les ordres n'arrivaient qu'au dernier moment. De tout évidence pour éviter les « fuites » préjudiciables à son bon déroulement. Et encore ne s'agissait-il que des ordres intéressant l'unité concernée. Donc, si fuite il y avait à son échelon, il était impossible de se faire une idée d'ensemble de l'opération. Une unité n'était en fait qu'un simple pion sur un échiquier, qui était déplacé par « l'Autorité » en fonction du coup joué par l'adversaire. Et même sur le terrain, il était difficile de savoir ce qui se déroulait puisque les informations étaient rares. Nos liaisons radio pouvaient être écoutées par les fells grâce à de simples postes à transistors du commerce qui avaient été trafiqués. Le secret était de mise.
Le jour dit, après l'arrivée de l'escouade de garde, la harka a pris la piste pour LE COL où nous avons retrouvé le GAD. Et nous avons gagné notre position sur la ligne de crête qui part de BOU ZEROU et aboutit au COL, à proximité de celui-ci, face au sud. Nous étions en bouclage. En fait nous contrôlions la partie supérieure de la petite vallée de l'oued BOU DEFLOU qui se jette dans l'oued KEBIR. Les troupes ont donc été réparties en conséquence. L'opération devait être importante puisqu'elle bénéficiait de l'appui d'un PIPER, de deux T6 et d'un SIKORSKY blindé et armé, canon de 20 et mitrailleuses 12,7 jumelées. Sinon, nous ignorions tout du programme, quels étaient les participants et d'où ils partaient. Nous n'avons vu personne de toute la journée. Je ne comprenais d'ailleurs pas notre mission. Aucun fellagha censé n'aurait tenté de franchir cette ligne de crête car elle débouchait sur la cuvette au nord de BOU ZEROU dont il n'aurait pu ressortir. Nous avons attendu, attendu, dans une ignorance crasse.
À un moment, je ne me rappelle plus l'heure, nous avons noté une activité intense au fond de l'oued. Le PIPER en observation décrivait de grands cercles concentriques. Puis l'agitation s'est rapprochée de nous. Les T6 sont arrivés suivis par le SIKORSKY. Un ordre nous a alors été donné de nous mettre en marche et de descendre en ratissant large. Objectif, une crête derrière laquelle des fellaghas se seraient repliés et dissimulés dans des buissons. Nous sommes donc descendus dans un oued sec et devions remonter l'autre versant sur environs deux cents mètres pour atteindre la crête. Soudain la chasse est arrivée en mitraillant l'autre versant de cette crête. Puis chaque appareil, l'un derrière l'autre a tiré deux roquettes. Nous les avons vu partir et filer vers leur cible. J'ai dû prier pour qu'elles restent bien de l'autre côté. Ma prière a été entendue mais nous n'en menions pas large. La montée était difficile car la pente était raide et le sol sans consistance. Les T6 ont eu le temps d'effectuer un deuxième passage avec les mêmes tirs et les mêmes angoisses pour nous. Alors nous avons atteint la crête Devant nous s'étalait une petite cuvette descendant vers l'oued KEBIR par un talweg broussailleux. La distance entre les deux crêtes latérales ne devait pas dépasser les 50 mètres. Les T6 ne pouvaient plus intervenir. Ce fut au tour du SIRKORSKY d'opérer. Au plus près. Il mitraillait le terrain manifestement pour empêcher les fells de se défiler. Un bruit assourdissant. Toute communication entre nous était impossible. Et il pleuvait des étuis de 12,7.
Alors que j'étudiais le terrain, j'ai eu une impression bizarre. Je connaissais cet endroit. Je n'avais plus besoin de carte pour savoir par où passer. Et pourtant, je n'y avais jamais mis les pieds à quelque titre que ce soit. Je n'ai jamais pu m'expliquer la raison de cette impression. La harka a repris sa progression avec le contingent le plus important dans la cuvette, les autres à notre droite et LARIOUDRENNE à gauche, en couverture. Ratissage traditionnel en « U » dans la cuvette. Dans le talweg, les PM pour un tir rapide et de près en retrait par rapport aux fusils sur les pentes. Nous contrôlions la situation. Le SIKORSKY continuait à cracher du cuivre pour nous appuyer.
Soudain, sur la crête opposée à celle sur laquelle je me trouvais, un fell a bondi tel un diable de sa boîte. En face et légèrement au dessus de lui, l'un de mes hommes. Le seul engagé de la harka. Il marchait en tête son Garand à la main. Il dominait le fell sur un rocher faisant marche d'escalier. Le fell a épaulé son arme, fait feu mais l'a raté. Il a réarmé, visé et tiré une nouvelle fois. Sans toucher sa cible. Pendant ce temps-là, mon engagé, EL GARI, très décontracté a épaulé tranquillement son arme. Je le voyais agir, je hurlais mais en vain du fait du bruit ambiant. Il ne m'entendait pas. Les deux canons étaient pratiquement bout à bout. Le fell avait à peine tiré son deuxième coup que EL GARI lui vidait son chargeur en pleine poitrine. Le fell a été projeté en arrière et a disparu dans les buissons. J'étais terrifié par la scène qui s'était déroulée sous mes yeux. Le ratissage s'est poursuivi et à nouveau des rafales. Mais des PM. Un autre fell avait été découvert dans un trou. Il n'a pas eu le temps de se rendre. C'était un adolescent qui devait avoir dans les dix-huit ans. Il n'était pas armé.
La progression a continué sans autre résultat. Il n'y avait plus personne dans ce talweg. Ou les informations étaient inexactes, ou les fells avaient pu s'échapper. Compte tenu des moyens mis en œuvre et de la configuration du terrain, je penche plutôt pour la première hypothèse.
Peu après notre progression a été stoppée. Et rapidement après, la fin de l'opération a été décrétée sans que le résultat des courses nous soit communiqué. Nous pouvions rentrer chez nous. Nous avions récupéré arme, papiers et documents mais nous avons laissé les corps des fells sur le terrain comme d'habitude. Nous savions qu'ils seraient récupérés par leur compagnons d'armes. Nous ne ramenions le corps d'un fell que s'il avait été abattu sur notre domaine. C'était notre brêle qui servait d'ambulance. Comme un convoi arrivait ensuite de GOURAYA, nous leur confions la dépouille pour ne pas créer sur place un lieu de pèlerinage. Mais, même si je demandais un enterrement décent, je doute d'avoir été écouté. Il y a fort à parier que le corps était balancé dans un ravin, en cours de route.
Après cette opération, je me suis posé beaucoup de questions à propos de EL GARI. Comme je l'ai dit, c'était un engagé, un volontaire. Comme pour les appelés, il n'était pas originaire de la région pour éviter toute connivence avec les fells. Mais comme tout étranger, il était seulement toléré par les harkis. Sa froideur glaciale, son manque total d'émotivité m'interpellaient. Ce n'était plus du contrôle de soi mais une machine. En plus il buvait, de la bière, beaucoup pour un musulman, et il ne le supportait pas. Peu après cette opération, à TIGHRET, je l'ai entendu crier et, m'approchant, vu écraser des canettes vides sur la porte fermée du foyer. Il était en rage parce qu'il ne pouvait plus s'approvisionner. Je lui ai demandé de se calmer et de partir. Ce qu'il a refusé. Je l'ai donc chassé de la courette manu militari. Il est parti en me fixant avec des yeux plein de haine et en grommelant certainement des injures voire des menaces dans sa langue. Effectivement dans les minutes qui ont suivi, un harki est venu me dire qu'il avait pris son fusil. J'ai dit au harki de lui retirer son arme puisqu'il était ivre et de prévenir LOUMI de le surveiller.
LOUMI était un des premiers harkis, toujours un peu à l'écart car s'il était Berbère, il n'était pas du coin. Il m'était tout dévoué et pour moi faisait office d'ordonnance. En fait il lavait mon linge. Il buvait aussi, beaucoup, ce qui est interdit pour un Musulman. Quand il était ivre, il venait me voir en me disant : « Mon lieutenant, t'es comme mon père, bats moi. ». Et il le répétait, me suppliant, jusqu'à ce que je réagisse. Alors, je lui donnait une petite tape sur la joue ou un petit coup de poing sur l'épaule et je le bousculais un peu. Il partait heureux. Je lui avais donné l'absolution. Je me suis parfois demandé, s'il ne se tapait pas un petit canon pour finir de s'en remettre. Il m'a avoué, à MARTINEAU aussi, qu'il avait même mangé du cochon. Et pourtant, c'est lui qui a tenu le plus longtemps pour le jeune du Ramadan. Oh ! trois ou quatre jours, tout au plus. Aussi je doute fort que LOUMI et vraisemblablement d'autres harki, aient laissé EL GARI agir. Cela se serait très mal terminé pour lui. J'ai néanmoins gardé une arme à côté de moi pendant le déjeuner qui a suivi. Mais, je n'ai vu personne. Comme le commando de chasse du bataillon recrutait, je l'ai porté volontaire. Il a été accepté puisqu'il avait des références. Et je m'en suis débarrassé.
LIEUTENANT PASQUIER
Sur ces entrefaites, je suis parti à BOU ZEROU pour accueillir le nouveau commandant de la compagnie, le lieutenant Pasquier. L'antithèse du capitaine de REBOUL. De taille moyenne, d'un certain âge, un peu bourru, il ne laissait pas indifférent. Compte tenu de son âge; il devait avoir été admis à STRASBOURG pour passer officier. C'était un baroudeur et il l'a démontré par la suite. Personnellement, je me le représentais, arpentant à la tête de ses H'MONGS, les rizières et les forêts des montagnes du NORD TONKIN. Un remake de la 317ème section. Ce n'était pas un officier à retirer ses barrettes en imaginant passer inaperçu en opération comme j'ai pu le constater. Certains se contentaient d'arborer un petit carré de tissu accroché à un bouton de la veste de leur treillis. D'autres, absolument aucun signe distinctif. Et ce n'était pas par modestie. Ils pensaient certainement éviter d'être la cible privilégiée d'un fellagha. Mais il ne faut pas prendre les fells pour des imbéciles. D'un simple coup d'œil, de fort loin, il détectaient le Roumi à sa démarche. Ensuite celui qui donnait les ordres et était suivi par un poste radio modèle C10. Ils ne pouvaient pas se tromper. Cette dissimulation ne servait à rien sinon à donner une piètre idée de lui à ses harkis. J'ai toujours porté ma barrette, fièrement. Mais je n'en tire pas gloire. Je n'étais pas le seul.
Je ne sais pourquoi, mais le courant est bien passé entre nous. Nous nous sommes toujours parfaitement entendus. A un point tel que, sur la fin de mon séjour, il m'a rapatrié à BOU ZEROU. J'y reviendrai. Et en attendant, il m'a prêté un de ses pistolets personnels. Un Colt modèle 1911A1, du 11,43. En me précisant que c'était toujours utile d'en avoir un sur soi. Il devait parler d'expérience. Je l'ai conservé précieusement jusqu'à mon départ, mais je n'ai jamais eu à m'en servir.
Et il était chanceux avec ça. A peine installé à la compagnie qu'il apprend, je ne sais comment, que des fellaghas étaient cachés dans une grotte proche de LOUDALOUZE. Son sang n'a fait qu'un tour et aussitôt un convoi a été organisé pour s'y rendre. Je ne sais s'il était encore sur son secteur, la SAS n'en faisant pas partie, mais il pouvait toujours invoquer un droit de suite. Comme il fallait faire vite, avec un résultat positif, tout était possible. Au besoin, il aurait fait son mea-culpa et été pardonné.
TIGHRET, bien évidemment, ne participait pas à cette opération parce que nous n'étions pas concernés. Ou à peine. Mais nous en avons suivi les péripéties en direct par les tours radio de BOU ZEROU et de TIGHRET qui couvraient l'événement. Sitôt sur place, le lieutenant a fait boucler la grotte. Mais encore fallait-il vérifier qu'il y avait toujours quelqu'un à l'intérieur. Comme l'entrée était un boyau, il fallait un volontaire, de petite taille pour se glisser à l'intérieur à quatre pattes. C'est PINAUD, l'ancien infirmier de TIGHRET, qui se proposa. Peut-être voulait-il expier la faute de l'embuscade de BENI ALI. Qui sait ? Quoiqu'il en soit, à peine avait-il pointé son nez dans l'ouverture qu'il recevait une décharge de ce qui aurait dû être des chevrotines en pleine figure. Heureusement pour lui, il n'a été que légèrement blessé en raison de la mauvaise qualité de ces munitions de fabrication locale. Mais il faut néanmoins reconnaître le courage dont il a fait preuve et il est remonté dans l'estime de beaucoup. Comme il n'était pas possible d'aller les chercher, il fallait les débusquer. Le lieutenant a fait appel au bataillon qui lui a envoyé une équipe de spécialistes avec le matériel adéquat pour les traiter au gaz lacrymogène. Il a fallu deux jours pour arriver au résultat souhaité. En précisant que si les fells ont tenu aussi longtemps c'est parce que ce n'était pas une grotte hermétiquement close mais plutôt un empilement de roches avec de nombreuses ouvertures qui facilitaient l'aération mais ne permettaient pas le passage d'un homme.
Les fells se sont battus entre eux. Ceux qui voulaient se rendre et ceux qui ne voulaient pas. Celui qui était armé d'un fusil de guerre et pour la reddition a fait feu en pleine poitrine de celui armé d'un fusil de chasse et contre. Ils sont ensuite tous sortis. Une équipe banale avec deux fusils mais le fusil de chasse trahissait déjà un combattant de second ordre et quelques non-combattants dont un adolescent. De la broutille certes mais bien en phase avec notre mission de créer une insécurité permanente pour les fells et d'affaiblir leur potentiel. Celui qui avait été gravement blessé, un chibani, est décédé lors de son transfert à l'hôpital. Il faut reconnaître qu'il avait aussi été sérieusement gazé en tentant de plier le tuyau d'arrivée pour l'obstruer. Pour le lieutenant, c'était une excellente prise de contact et pour la compagnie un bon résultats après plusieurs mois décevants. Mais le lieutenant n'allait pas en rester là, comme il le démontrera plus tard.
LE PUTSCH
Le 22 avril 1961, à l'ouverture des réseaux radio, la nouvelle tombait. Des généraux, appuyés par le 1er REP, s'étaient emparés du pouvoir à Alger pendant la nuit. Le commandant du secteur de CHERCHELL,le colonel de LASSUS SAINT-GENIES, nous signifiait sans ambages que « nous restions dans la légalité ». Il s'est dit que le colonel était un proche de la famille DEBRE. Je n'en sais absolument rien. Sinon que le professeur Robert DEBRE lui avait sauvé la vie en 1945 alors qu'il était grièvement blessé. Les ordres étaient tout aussi clairs. Les troupes étaient consignées dans leur casernement, les permissions suspendues et toute circulation interdite sur les pistes. Ce fut la consternation générale. Appelés et harkis.
La piste GOURAYA-BOU ZEROU coupait les « prétendues » défenses du fort. Et bien que j'aie douté que quiconque vienne troubler notre tranquillité dans ce trou perdu, pour respecter les consignes, j'ai fait placer un FM en batterie à la seule meurtrière qui faisait face à la piste. C'était plus décoratif que dissuasif car n'importe quelle 12,7 aurait haché menu cette position. Mais ce qui nous inquiétait, nous les appelés, c'était les réactions des harkis. Qu'en pensaient-ils, eux, de ce putsch ? Car, une Algérie française, beaucoup n'en demandaient pas plus et ils avaient tout à craindre d'une Algérie algérienne aux mains du FNL, leur ennemi héréditaire. Aussi la nuit étant plutôt mauvaise conseillère pour une troupe susceptible de déserter, j'ai décidé que les appelés veilleraient jusqu'au matin 5 heures, qu'ils prendraient un peu de sommeil jusqu'à 8 heures et reprendrais du service jusqu'au soir avec une petite sieste réparatrice. Comme il fallait bien s'occuper, nous avons décidé de jouer aux tarots en intéressant la partie. En attendant la suite des événements. Ce fut la plus mémorable partie de cartes que j'ai connue puisqu'elle dura jusqu'à la reddition des putschistes. En buvant moult et moult bières…
A un moment que je ne situe plus dans le temps, il a été décidé en haut lieu de constituer, avec des appelés, des unités d'intervention qui seraient dirigées sur ALGER. Je ne sais plus si c'était pour en chasser les mutins ou pour prendre leur relève après leur départ. C'est, chez nous, MARTINEAU qui a été désigné. Mais je n'ai jamais su quels avaient été les critères de la sélection. Ce qui fut sans importance puisqu'il refusa. Le sergent-chef BOURDON le prit très mal et lui colla un motif pour refus d'obéissance et en punition le désigna pour la prochaine embuscade comme si ce type d'opération était une sanction. J'aurais l'occasion d'y revenir.
Il n'en demeure pas moins que ces unités composées de bric et de broc étaient une manifeste stupidité. Et c'est un euphémisme. Même s'il ne s'agissait que d'un simple maintien de l'ordre a posteriori. Comment être efficace avec des hommes de toutes origines qui ne se connaissent pas et qui n'avaient encore jamais vu leur chef. Si cela était justifié, il fallait prélever des sections complètes. Mais cela aurait été difficile au 1/22, car des harkis débarquant à ALGER, cela aurait fait désordre. Il n'est pas certain que ces sections n'aient jamais atteint ALGER.
Mais, ce qui est sûr, c'est que ce 21 avril a marqué le commencement d'une nouvelle ère. Nous avions connu la période avant le putsch. Nous allions vivre, celle d'après, avec un changement profond des mentalités.
Et il y eu pour moi un effet collatéral comme on l'écrit de nos jours. Ma femme avait décidé de passer des vacances à GOURAYA pour se retrouver près de moi. Elle avait effectué toutes les formalités et obtenu son autorisation. Bien évidemment, j'en avais parlé au commandant LEDOUX qui n'y était pas opposé. Tout en m'informant que je ne pourrais pas bénéficier d'un régime de faveur. Le service passant avant tout. Il était néanmoins tout disposé à me muter à la 2e cie installée tout près de GOURAYA. Malheureusement (ou heureusement, qui sait…), avec le putsch, toutes les autorisations ont été suspendues. Quand l'interdiction a été levée courant juin, c'était trop tard puisque, mi-août, je devais quitter définitivement l'ALGERIE.
LA PISTE DES CRÊTES
Avec le retour, au moins en apparence, à la normale, les activités militaires ont repris. Et TIGHRET a, de nouveau, été mis à contribution par le Secteur. Mais l'opération devait se dérouler hors de celui du bataillon et sans lui, TIGHRET, mis à part. Certainement parce que nous étions les plus proches voisins et que notre arrivée, à contre-courant, ne serait pas attendue et créerait la surprise.
La piste sommitale TAMZIRT-1040, limite SUD du secteur de BOU ZEROU était carrossable. A deux ou trois reprises, j'ai vu des véhicules l'emprunter en raison du panache de poussière qui était soulevé. Une véritable queue de comète comme je l'ai déjà écrit. Mais ce n'était qu'un tronçon. Au-delà de 1040, je n'ai aucune information à ma disposition. Vers le SUD, ce n'était plus notre secteur. Vers le NORD, entre BOU ZEROU et TAZZEROUT, je ne l'ai jamais utilisée. En effet, lorsqu'il y avait une opération sur 1040, c'est le lieutenant qui passait par là. La harka de TIGHRET arrivait par l'EST, la trajectoire la moins longue. Légèrement derrière et en dessous de cette crête, il y avait un poste d'artilleurs, plein sud par rapport à BOU ZEROU. Par contre nous ne savions pas comment il était desservi.
A l'EST de TAMZIRT, la piste bifurquait. Au SUD-EST, en terra incognita, puisqu'elle était hors secteur et vraisemblablement pour beaucoup d'autres unités en raison de la configuration du terrain. Mais aussi vers l'EST en direction d'une position tenue par le RTA basé à NOVI. Ces pistes avaient dû être ouvertes en 1958 (puisqu'elles ne figuraient pas sur les cartes de l'IGN de 1958 dressées à partir de relevés de 1957) pour répondre aux besoins du « quadrillage » mis en place par le colonel TRINQUIER et poursuivi par le plan CHALLE. Ces pistes étaient des pénétrantes destinées à faciliter le déplacement des troupes. Mais, lors de mon séjour, elles n'avaient plus grand intérêt stratégique en raison des faibles moyens dont disposait la rébellion. Et aussi parce qu'elles avaient été coupées par les fellaghas.
Sur les crêtes, ce n'était pas possible, parce qu'elles avaient été tracées sur des reliefs pratiquement plats. Mais sur les voies d'accès, les termes du problèmes étaient différents. Elles avaient été ouvertes au bull sur le flanc souvent en pente forte des djebels. D'un côté c'était le vide, de l'autre une paroi verticale de 2 à 3 m de haut. Un véhicule ne pouvait donc pas quitter la piste. Les fells en profitaient. Ils ouvraient une tranchée sur la moitié de la pente et débouchant sur le vide ce qui facilitait l'évacuation des déblais. Avec des dimensions de 1,5 m de large et 1 de profondeur, aucun véhicule à roue ne pouvait passer. Bien sûr, elle pouvait être comblée mais ces travaux prendraient du temps. Et d'autant plus que de telles tranchées se succédaient de nombreuses fois En tout état de cause, lors d'un opération, l'effet de surprise n'était plus possible. Et quant à les combler par avance, ce n'était pas envisageable. Les fellaghas ainsi prévenus auraient tout déménagé.
Au jour dit, la harka s'est mise en route, CHERIFI et son compère en tête, à la tombée du jour. Une fois dans l'oued, nous avons attaqué le djebel au SUD-EST de TIGHRET. Une bavante, comme disent les alpinistes, dès les premiers mètres. Et ce jusqu'à la piste sommitale, sans le moindre faux-plat, par un sentier, en lacets, étroit et caillouteux. De temps en temps quelques minutes d'arrêt pour reprendre notre souffle sans nous refroidir. Au sommet, j'ai compris pourquoi, lors de la « nomado » l'Ecole de CHERCHELL n'avait pas osé nous la faire gravir, cette pente, et avait préféré l'héliportage. Comme je n'étais jamais monté aussi haut, je n'avais pas envisagé pareille difficulté. Mais, du coup, j'ai eu une certitude. Les fellaghas ne devaient pas l'emprunter souvent, eux non plus.
Nous avons passé de très longues heures sur ce sentier. Une grande partie de la nuit. Nous avons atteint la piste fourbus, lessivés. Il nous fallait maintenant gagner notre position. Encore quelques kilomètres de marche mais au moins sur terrain plat. Cette piste, je la connaissais pour l'avoir parcourue lors de la « nomado » de CHERCHELL, jusqu'au bout, y compris la montée coupée. Pas de difficultés mais recouverte d'une couche d'au moins 5 cm de poussière de la consistance d'une poudre de riz utilisée par les femmes pour leur maquillage. A chaque fois que l'on posait le pied sur le sol, les interstices entre les crampons de la semelle des rangers provoquaient des geysers du plus bel effet. La marche en était d'autant plus silencieuse mais la poussière desséchait la bouche, la gorge, le nez. L'eau devenait une obsession, d'autant qu'il n'y avait pas de sources à proximité.
Les premiers rayons du crépuscule perçaient à peine à l'EST, CHERIFI s'est arrêté, suspicieux. Un tas de branchages absolument secs barrait la piste et les bas-côtés. Apparemment, ne relevant rien d'inquiétant, il reprend sa marche. Il avait à peine fait craquer quelques brindilles que nous essuyons deux coups de feu d'un fusil de chasse à quelques mètres de nous. Puis deux autres coups encore, de l'autre côté de la ligne de crête toute proche. La harka n'a pas riposté car cela n'en valait pas la peine. Les harkis, comme les fells sont économes de leur munitions. Et sans un mot, ils se sont accroupis pour offrir la cible la plus faible. Mais, en même temps, une rafale de PM et non maîtrisée a retenti. Un mauvais réflexe d'un harki paniqué parce qu'il sommeillait certainement en marchant. Et entre les jambes de MARTINEAU qui était devant lui.
Un rapide examen de la position, nous a montré un poste de chouf du même côté que nous. Donc une intrusion éventuelle était attendue de l'autre côté. Le chouf devait dormir puisqu'il a réagi au craquement des brindilles. Réveillé eu sursaut, il a dû voir une colonne d'ombres devant lui et il a tiré dans le tas ne touchant personne. Il s'est enfui et a basculé dans la descente en renouvelant son alarme. Deux autres coups. En perdant une de ses cartouches de fabrication locale, ce qui nous a démontré qu'elles ne valaient rien. Quant au harki, il avait commis une faute grave. Seuls les éclaireurs avaient leur PM approvisionné et armé. Les deux PM suivant étaient approvisionnés mais non armés. Une mesure de sécurité. Derrière les porteurs de PM devaient même conserver leur chargeur rabattu sous le canon. Pour les fusils, un chargeur é
Nous avons ensuite continué notre progression. Deux ou trois km plus loin, nous étions en place et avons aménagé nos positions du bouclage. Il ne nous restait plus qu'à attendre les ordres. Comme les hommes étaient épuisés, je leur est conseillé un petit somme car la journée risquait d'être pénible. Des sentinelles ont été mises en place et comme je me sentait en pleine forme, j'ai décidé d'assurer la veille radio. Il devait être dans les 8 heures.
A un moment, j'ai entendu un « Pelouse Blanc 10, comment me recevait vous ? Parlez » répété à plusieurs reprises en continu. J'ai répondu en regardant l'heure. Il était 11 heures. Je m'étais endormi aussi. On cherchait la harka depuis plus d'une heure. Le PIPER qui couvrait l'opération aussi. En vain. Mes harkis avait une bonne formation acquise dans une autre vie. En désespoir de cause, une autre section avait été envoyée à notre place. Je ne me suis pas démonté et j'ai affirmé avec aplomb que notre C10 était HS depuis le lever du jour, en raison sans doute de l'humidité de la nuit. C'était une panne tellement fréquente qu'elle ne prêta jamais à discussion. Mais maintenant, c'était à nous de nous mettre en marche pour ratisser un oued en partant de cette ligne de crête. Mais j'en ai tiré une leçon, la harka pouvait se fondre dans la nature et devenir invisible en opération. Un sujet de satisfaction même si, comme me l'a rappelé un jour un pilote de T6, c'est le mouvement qui trahi. Un oiseau qui bouge dans un buisson est parfaitement vu du ciel. Un fell qui ne bouge pas dans ce même buisson, n'est pas vu.
Nous avons donc repris la piste pour gagner notre nouvelle base. de départ. Le ratissage a aussitôt commencé avec une disposition en « V » en descendant. Le talweg était relativement étroit et le fond planté de lauriers. Les harkis, en avant sur les pentes devaient d'autant plus rester sur leur garde pour protéger leurs camarades en retrait au fond. Nous avions à peine atteint les lauriers que ce fut la panique. Un énorme sanglier en sortit et nous chargea. Les harkis s'évanouirent dans la nature. Ils revinrent aussitôt après tout penauds. Je leur ai dit en me moquant que je n'avais plus besoin d'eux car pour traquer les fellouzes, une harde de sangliers me suffirait. Il n'étaient pas fiers mais le cochon chez eux déclenchait une peur irraisonnée.
Avant les événements, les sangliers étaient abondants puisqu'ils étaient peu chassés. Mais depuis un an ou deux, ils étaient victimes de la peste porcine. Ce sanglier est d'ailleurs le seul que j'ai vu vivant durant tout mon séjour en AFN. Il m'a été donné d'en voir un second mais ce n'était plus qu'une charogne lavée par un filet d'eau, ce qui restait de l'oued ES SEBT. C'était le matin du deuxième jour de la « nomado » de CHERCHELL lorsque nous nous dirigions vers la zone d'héliportage. Pourquoi est-ce que je vous rapporte ce fait ?. Tout simplement parce que nous avions rempli nos bidons d'eau, car nous en manquions terriblement, en aval de cette charogne? Et nous en avions déjà bu. Nous avons tous eu un haut-le-cœur, mais personne n'a vidé ses bidons pour en reprendre en aval. Nous avions bien mis les cachets réglementaire de purification. Mais quand on meurt de soif, il est impossible de secouer le bidon pendant un quart d'heure puis de laisser reposer ensuite une demi-heure. Généralement on absorbait le tout immédiatement en disant que ça remuera bien dans notre estomac. Et le plus incroyable, c'est que personne n'a été malade.
Pour en revenir à notre opération, la fin de la partie a été sifflée peu de temps après l'épisode du sanglier. Ce fut un bide complet.
A suivre.
J.C. PICOLET