AFFECTE AU 22ème R.I. 2ème Partie
BENI ALI
Jusqu'à mon dernier souffle, je ne pourrai oublier le douar de BENI ALI. Un souvenir cauchemardesque. J'en suis encore à me demander comment j'ai pu en revenir. Et moi plus que tout autre. Je vais m'en expliquer.
Je suis resté basé une quinzaine de jours à la compagnie pour que je puisse faire connaissance avec mes hommes et me mettre dans l'ambiance. Mais il ne me fut pas possible d'organiser, ne serait-ce qu'une sortie sur le terrain, une simple promenade de santé, pour me permettre de commencer à les prendre en main et eux s'habituer à moi. Ce séjour à BOU ZEROU ne fut guère plus qu'une période d'acclimatation. Lorsque le lieutenant, qui apparemment avait d'autres soucis en tête, jugea ce temps suffisant, il me confia ma mission. Je devais me rendre à BENI ALI, m'y installer et mener à bien, enfin, le regroupement de la population.
Ce douar, de toute évidence, était pro-fellaghas et devait les aider dans leur logistique, d'autant mieux qu'il était situé près des pistes menant de la zone interdite au marché de GOURAYA. On pouvait donc penser, sans fabuler, que les rebelles s'y reposaient et y trouvaient toute l'assistance dont ils avaient besoin. Lorsque le regroupement des populations avait commencé, profitant de leur isolement, les habitants étaient restés réfractaires aux ordres. Pas officiellement, bien évidemment, mais ils traînaient tellement les pieds que rien ne bougeait. Seules les mechtas très excentrées avaient été abandonnées. Aussi, il avait été décidé au Secteur de changer de vitesse. Deux ou trois maçons de GOURAYA avaient été envoyés sur place pour construire les nouvelles mechtas, à ses frais, et dès qu'une était terminée, elle devait être occupée. Un vœu pieux. Dura lex sed lex. C'est moi qui devait la faire appliquer sans discussion possible. Et les mechtas abandonnées devaient être détruites au fur et à mesure. Il va sans dire que BENI ALI n'avait pas de GAD et ne fournissait aucun harki. La résistance passive en quelque sorte.
Un après-midi, la 2ème section fut embarquée sur les camions de la compagnie, direction : BENI ALI. L'aventure commençait. Comme ce douar ne bénéficiait pas d'une piste carrossable, nous devions être déposés au plus près, c'est à dire au col situé sur la piste de BOU ZEROU à TIGHRET. Cette piste longue d'une bonne dizaine de kilomètres se divisait en deux tronçons. Le premier représentant les trois-quarts de la distance était situé sur le versant nord du djebel de BOU ZEROU. Le tracé en était pratiquement plat mais très sinueux. Et très dangereux du fait de la végétation qui jouxtait la piste. J'en ai déjà parlé. Le deuxième, situé sur le versant sud, quasi-désertique, du piton 844 était moins tortueux mais plus pentu. Entre les deux, un col. Pour la compagnie , c'était « LE COL ». Le terme géographique était devenu un nom propre tellement il semblait significatif, même s'il n'était pas le seul dans notre secteur. Pour les radios, c'était bien évidemment « CHARLIE OSCAR LIMA ». C'est là que nous fûmes largués. Pour rejoindre BENI ALI, il nous restait à parcourir un chemin muletier de 3 km environ. Après un petit raidillon, la piste descendait en pente relativement douce en contournant le djebel GOURAYA par l'EST. Elle débouchait sur le haut du village mais se poursuivait jusqu'à LARIOUDRENNE, 4 km environ plus loin vers l'OUEST.
BENI ALI était un petit douar situé sur la pente nord du djebel. Le regroupement avait été installé en haut du village. Une huitaine de mechtas avaient déjà été construites mais seules 3 ou 4 étaient occupées. Elles étaient bien alignées, au carré, un vrai camp romain. Cela devait plaire à un esprit militaire mais certainement pas aux autochtones. Si elles étaient construites de manière traditionnelle, elles ressemblaient plus à une construction européenne qu'à une mechta. Et chaque famille n'en disposait que d'une seule. Le reste du douar était dispersé alentour dans la plus totale confusion avec de petits ensembles regroupés dans une quasi-intimité et nettement séparés les uns des autres. Deux mondes s'opposaient. Ce que l'on attendait de nous n'était pas évident. D'autant que la superficie occupée par le village n'était pas de taille exceptionnelle. Ce regroupement ne me semblait pas s'imposer. Mais, je n'étais pas là pour discuter les ordres.
J'ai fait quérir le chef du village. Il s'est présenté sans aucune difficulté, plutôt conciliant, du moins en apparence. Je l'ai informé de notre mission.
LE CAMP
Dans ma naïveté de « tout jeune » chef de section, j'avais imaginé que si la compagnie nous expédiait en ces lieux, c'est qu'elle y disposait d'un petit poste avancé que nous n'aurions qu'à nettoyer et occuper. Lorsque j'ai demandé où nous allions nous installer, j'ai lu un grand étonnement dans les yeux de mes vis-à-vis. Nenni. Il n'y avait rien. Ce qui m'interloqua. Et je me suis longtemps interrogé sur l'honnêteté intellectuelle de mon supérieur hiérarchique. Dormir à la belle étoile ne me déplaisait pas outre mesure. Même durant mon séjour à CHERCHELL, j'y avais eu droit. Cela m'est aussi arrivé de très nombreuses fois par la suite. Mais je n'ai jamais eu pour habitude de laisser mon adresse.
Il nous fallait donc trouver un toit, d'autant que nous n'étions pas de passage. Une rapide reconnaissance sur le terrain m'a apporté la solution. Un marabout situé un peu à l'écart du douar sur une petite ligne de crête bien dégagée. C'était un modeste bâtiment en dur peint en blanc avec un toit en tuiles avec du côté de l'entrée une petite galerie protégée par un auvent. Il ne possédait qu'une ouverture, la porte d'entrée qui débouchait sur une salle carrelée. Sur la droite légèrement surélevée, la tombe du saint homme. Il devait être aimé pour disposer d'un tel tombeau. En outre, il devait être apprécié puisque sa tombe était surmontée d'une structure en bois recouverte de multiples coupons de tissus multicolores. Il était surtout adoré par les femmes en mal d'enfant qui, satisfaites, décoraient sa tombe.
J'ai donc décidé que nous lui tiendrions compagnie. Je dormirais sur sa gauche, le côté du cœur, où je pouvais disposer d'une place. Mon adjoint et le radio de l'autre côté. Mais la pièce ne pouvait accueillir tous les harkis. Ils seraient donc répartis entre cette salle et la galerie. Quelques uns durent même coucher à la belle étoile faute de places suffisantes ailleurs. Inutile de vous dire que la nuit ne nous a pas apporté le repos espéré.
Une fois levés nous devions nous rendre à TIGHRET qui servait de base de ravitaillement. Une piste de 3 km environ y menait. Mais comme elle n'était plus utilisée, sur un bon tiers du parcours, la végétation l'avait presque fermée. Nous passions en force. Un véritable coupe-gorge. A chaque passage nous la dégagions un peu. Mais elle est toujours restée excessivement dangereuse. Avec le premier voyage nous avons rapporté nos provisions y compris du pain frais, puisque le fort disposait d'un boulanger, des jerricanes pour l'eau, un peu de matériel de cuisine et de quoi transporter tout cela, une brêle. Trajet aller-retour 3 heures à effectuer tous les 4 jours.
La section était composée de deux bonnes douzaines de harki et de deux appelés ADL : DAVID, mon second, et DELIAS, le radio. Pour TIGHRET, compte tenu de la dangerosité de la piste, il fallait mobiliser la moitié de l'effectif. Mais ce n'était pas la seule corvée qui nous incombait. Comme il n'y avait pas de source à proximité immédiate, nous devions nous rendre à un point d'eau situé à une petite demi-heure de marche. La brêle était de service pour transporter une batterie de jerricanes avec en protection une équipe. Et ceci deux fois par jour au moins. Il fallait bien que tous puissent boire, faire un brin de toilette. Sans oublier la cuisine. Mais pour celle-ci, des corvées de bois étaient aussi organisées toujours avec la brêle et une forte équipe car nous devions nous éloigner davantage en direction de TIGHRET, les gens du cru ne nous ayant pas attendus pour ratisser les abords immédiats. Comme la brêle n'avait pas grand-chose à se mettre sous la dent, nous devions l'emmener paître, là où poussait encore quelques brins d'herbes. Ce que nous rapportions de TIGHRET, un peu de paille et d'avoine, ne lui suffisait pas. C'était encore des hommes immobilisés. Si nous comptions les patrouilles et la surveillance des travaux du regroupement, nous passions notre temps en corvées diverses, d'une utilité plus que douteuse, militairement parlant, j'entends.
Mais tout cela n'était rien en comparaison de notre problème majeur, celui de la sécurité. Nous étions entassés comme des cornichons dans un bocal, sans la moindre protection, à la merci de n'importe quel péquin armé traînant ses savates à proximité. De quoi faire un joli carton. Malgré mes demandes réitérées, la compagnie ne bougeait pas. Afin de délimiter notre territoire, nous en avions été réduits à poser à même le sol quelques bouts de fil de fer barbelés. C'est comme si nous avions tracé un cercle magique sur le sol pour nous protéger des maléfices de nos adversaires. Nous jouions du HARRY POTTER avant la lettre. Mais ça marchait, tout au moins avec les civils de BENI ALI. Aucun, venant nous voir, ne franchissait la limite virtuelle sans y avoir été invité. Mais, il fallait être particulièrement croyant, avoir la foi du charbonnier, pour imaginer que notre Dieu avait pris en charge notre protection. Inch Allah ! Je vivais dans l'angoisse et je m'étais juré de m'en ouvrir à la première occasion au commandant LEDOUX. Mais je n'aurais jamais pu imaginer dans quelles circonstances cela serait possible. Et pourtant…
EVASAN
Un samedi, au matin, vers la fin septembre, je me rappelle du jour de la semaine mais pas du quantième du mois, j'ai ressenti des sensations bizarres mais que je reconnaissais pour les avoir vécues dès ma quatorzième année au moins. Cela me saisissait de temps à autre, sans aucune régularité. Plusieurs médecins s'y étaient cassés les dents. Aucun n'avait trouvé la cause et aucun traitement n'avait démontré une quelconque efficacité. Sentant que la crise approchait, j'en ai averti DAVID et lui ai annoncé le programme. Ma température allait monter rapidement pour dépasser la barre fatidique des 40°. Pendant une bonne douzaine d'heures, je resterais dans un état semi-comateux. Puis, doucement, ma température allait baisser et revenir à la normale. Et ce serait fini, jusqu'à la prochaine occasion. Il ne devait donc pas s'inquiéter et, seulement s'armer de patience. Puis je me suis couché et j'ai perdu toute notion de mon environnement.
À un moment, j'ai senti que quelqu'un me secouait comme un prunier. C'était DAVID qui tentait de me réveiller. Il voulait m'informer que le bataillon envoyait un convoi avec le médecin pour me récupérer au col. Il me demandait si je pourrais m'y rendre. J'ai appris plus tard que mon adjoint avait pris peur, peut-être parce que je ne surnageais pas aussi vite que je l'avais laissé espérer. Il avait expliqué mon cas d'où ce convoi sanitaire. Je me suis donc péniblement levé et mis en route, en titubant quelque peu néanmoins, avec une escouade de protection. Mais nous n'avions pas parcouru plus du tiers du chemin, que le contre-ordre nous parvenait. Il était impossible de faire l'aller-retour avant la tombée de la nuit. Les risques étaient donc trop importants pour l'ensemble du convoi. Il me fut demandé de faire demi-tour et d'attendre l'arrivée d'un hélico que le bataillon avait mandaté. Il n'y avait aucun problème pour moi puisque plus le temps passait, plus je me sentais bien. La crise était derrière moi. Tout allait pour le mieux. Comme je l'avais prévu.
Une petite heure à peine après la tombée de la nuit, la tour radio de TIGHRET, nous informa de l'arrivée imminente de l'hélico. Effectivement, nous entendîmes bientôt le bruit de son rotor. C'était un SIKORSKY. Nous prîmes contact avec lui sur son canal par le message traditionnel « Ventilateur de Pelouse Blanc 20, comment me recevez-vous ? Parlez ». Le contact fut établi. Il nous fut demandé les coordonnées de la DZ. Il n'y en avait pas, de DZ. Seulement une langue de terre à peu près plane, guère plus grande que l'hélico, sur une ligne de crête. Alors, il nous fallait baliser ce point. Mais, nous ne disposions pas du matériel adéquat. Il était en outre impossible d'allumer des feux qui auraient été aspirés par les pales. Nous ne disposions que de lampes de poche mais même en les agitant au-dessus de nos têtes, elles demeuraient invisibles de l'hélico. L'agacement commençait à percer dans leurs propos. Le pilote a donc pris la décision de se poser au phare de bord. Nous fûmes chargés de le diriger jusqu'à ce qu'il soit positionné sur la bonne place. Alors la descente commença. Exercice très périlleux puisque, nous l'avons appris plus tard, surtout en pleine nuit, le pilote apprécie très mal la distance jusqu'au sol.
Au cours de la descente, nous avons eu l'impression que l'hélico avait été repoussé brusquement par un violent coup de vent. Il perdit de l'altitude, fort heureusement du côté du vide. J'en fus terrifié. Le pilote réussit à remonter l'appareil et après de nombreuses difficultés à le poser au bon endroit. Nous avons recommencé à respirer. Mais nos surprises n'étaient pas terminées. Il nous fut demandé où était le lieutenant gravement blessé dans une embuscade. Je me suis approché en expliquant qu'il n'y en avait pas. Nous étions en plein imbroglio. Et le ton montait. J'ai expliqué ce qu'il en était. Je me suis fait remonter les bretelles et il me fut déclaré que, puisqu'ils étaient venus chercher un officier, ils m'emballaient. Je ne sais si les propos s'étaient trouvés déformés en cours de transmission, peu vraisemblable, ou si le bataillon avait un peu forcé la dose pour obtenir un héliportage, de nuit, un dimanche. Quoiqu'il en soit, le voyage jusqu'à leur base d'ORLEANSVILLE se déroula dans un silence glacial.
A l'arrivée, une ambulance m'attendait. Je suis descendu sur mes deux jambes devant les infirmiers sidérés. On m'emballa à nouveau et je me suis retrouvé dans le bureau du chirurgien de garde. C'était un lieutenant « 2 barrettes » qui faisait son temps lui aussi. Il ne me cacha pas que l'équipe de l'hélico étaient furieuse à cause de cette mascarade qui avait failli leur coûter la vie. Il ajouta que c'est moi qui en ferais les frais même si je n'y étais pour rien. Je lui est donc raconté toute l'histoire dans ses moindres détails. Je le sentais attentif à mes propos et désireux de m'aider à sortir de ce guêpier.
Il commença par m'ausculter, par me palper. Il devint même familier mais ne découvrit rien. Il réfléchit longuement et me dit « Comme tu n'as pas été opéré pour une appendicite, est-ce que tu serais d'accord pour que je te l'enlève ? Comme cela, je pourrais te sauver la mise ». J'ai accepté avec joie comme vous vous en doutez. Et en quelques minutes, j'étais sous anesthésie. Je n'avais pas été déshabillé, pas pris de douche, rien. Quand je pense aux précautions qui sont prises de nos jours.
Le lendemain matin, je me suis réveillé dans un lit d'hôpital, en tenue adéquate. Quelques minutes plus tard, le chirurgien rappliqua et tout de go m'annonça « Tu as eu de la chance. Sans opération tu n'aurais pas passé la nuit. C'était une péritonite ». J'étais estomaqué. Je ne soufflais mot. Il a ajouté qu'il avait tenu informé et félicité l'équipe de l'hélico. Qui maintenant ne jurait plus que par moi et racontait à tout ceux qui voulait l'entendre, le récit de leur exploit. Et comme ils furent également remerciés par le régiment, le secteur, le bataillon et vraisemblablement ma compagnie, ce fut du délire. Comme quoi… Je ne sais si le lieutenant n'avait pas un peu forcé te trait pour m'aider, si je ne m'en serais pas sorti tout seul comme les fois précédentes, mais le résultat était là. Depuis cette date je n'ai plus jamais eu à souffrir de telles crises. Ce qui veut dire que ce soir-là, à BENI ALI, DAVID m'a, sans doute, sauvé la vie.
Après une dizaine de jours passés dans cet hôpital militaire, je fus renvoyé dans mon unité. Par le train. J'ai embarqué à ORLEANSVILLE pour EL AFFROUN, une localité située à l'intersection de la voie de chemin de fer d'ORLEANSVILLE à ALGER et de la route de CHERCHELL à BLIDA. Je ne devais pas être très fringant avec mon treillis froissé et pas très net, des rangers non cirées. Et tête nue. Il ne m'a pas semblé que quelqu'un l'ait remarqué. A EL AFFROUN une Jeep du Secteur m'attendait. J'y ai déjeuné au mess puis je fus dirigé sur le PC du bataillon.
Arrivé à GOURAYA, j'ai été reçu par le commandant LEDOUX qui s'est enquis de ma santé. Je l'ai rassuré et lui ai demandé à rejoindre ma section à BENI ALI, tout en attirant son attention sur la précarité de la situation. Il a enregistré mais m'a signifié qu'il était impossible de me renvoyer sur le terrain. En effet, mon chirurgien ayant prescrit une convalescence d'une quinzaine de jours, il lui était impossible d'y déroger. En conséquence, j'allais être dirigé sur un centre de soins près d'ALGER. Je n'y tenais absolument pas aussi j'ai plaidé ma cause. Je me suis renseigné sur la possibilité d'une convalescence en France. Chez moi. Il n'y était pas opposé et prêt à me signer une permission exceptionnelle mais ne pouvait prendre à sa charge le coût du trajet. Je lui ai dit que ce n'était pas un problème pour moi et, le lendemain, j'étais dans l'avion.
LE COMMANDO ZONAL
Une quinzaine de jours plus tard, je me retrouvais face au commandant LEDOUX. Mais l'ambiance était totalement différente. Le commandant avait son visage des mauvais jours, les traits tirés, les sourcils froncés. Le PC du bataillon était en pleine effervescence. La situation était explosive. Le commando zonal était passé par là.
Ce n'était pas le 1/22 qui avait morflé mais une section du RTA basée à NOVI. Mais le bataillon se retrouvait en première ligne pour tenter de l'intercepter. La mobilisation générale avait été décrétée. Toutes les unités étaient sur le terrain, patrouillant, observant, bouclant les crêtes, tendant des embuscades, aidées en cela par les GAD. Il en allait de même dans les secteurs limitrophes. Des commandos de chasse de l'OUARSENIS avaient même été héliportés. Dans ces conditions, il était impossible que je regagne ma section. D'ailleurs, il n'y avait plus de véhicules disponibles. Ni d'escorte. Je suis donc resté à la disposition du commandant. Et j'ai été informé de la situation.
La veille, comme chaque matin que Dieu fait, une section de NOVI ouvrait, à pied, la piste qui menait au poste tenu par une compagnie sur une crête. A mi-chemin, la section s'installait sur un piton pour la journée. La piste était considérée comme sûre donc libre. Le soir venu, comme chaque soir, pour éviter les fatigues de la marche du retour, la section embarquait dans le dernier camion, un véhicule militaire bâché, chargé du ravitaillement du poste. La voiture-balai, somme toute. Mais ce soir-là, ils étaient attendus. Le commando zonal leur avait tendu une embuscade. Tout à côté de la position des tirailleurs pour avoir le maximum de chances de les liquider. Une fois tous embarqués, ne voyant rien sous la bâche, le véhicule à l'arrêt. Les fellaghas étaient sur place avant que la section n'arrive puisque l'on a retrouvé les emplacements de combat. Ils ont passé toute la journée côte à côte. Le reste n'était qu'une formalité. Le camion a été littéralement mitraillé puis plusieurs fells sont montés à l'assaut. Les tirailleurs se sont battus jusqu'au bout. Des fells ont été tués à côté du camion. Ils avaient encore un couteau à la main. Néanmoins toutes les armes ont été emportées.
Alors, c'est produit un fait que les fells n'avaient pas prévu. Un bruit de moteur de camion tournant à plein régime. Qu'ont-ils pensé ? Des renforts ayant entendu le bruit de la fusillade ? Ou, compte tenu de l'heure tardive, une unité partant en opération ? Par prudence, avec de belles prises de guerre, ils ont préféré décrocher. Qu'était-ce ? Un camion avec un seul homme à bord, un appelé, le chauffeur qui avait loupé la fermeture de la piste et qui fonçait pour rejoindre le véhicule le précédant. Une vision d'horreur. Je pense qu'il ne s'en est jamais remis. Il a donné l'alerte en précisant qu'il avait vu les fellaghas au loin se dirigeant vers l'OUEST.
Bilan : 24 morts, si je me souviens bien, un blessé grave, sauvé sans doute par le bruit du camion. Et toutes les armes et munitions perdues.
Le Secteur sonna le tocsin et quelques heures plus tard le bataillon avait jeté ses troupes sur le terrain pour tenter de les intercepter. L'opération dura quatre nuits, quatre jours. Sans aucun résultat. Ils auraient été aperçus au loin à deux ou trois reprises. Mais en était-on bien sûr ? Il y avait tellement de monde sur le terrain qu'une méprise était possible. Quoiqu'il en soit, ils sont passés à travers les mailles du filet. Avec la connaissance du terrain que j'ai acquise au cours des mois qui ont suivi, je pense que l'affaire était entendue dès la deuxième nuit qui a suivi l'embuscade. Certes ils ont fui vers l'OUEST mais pour s'éloigner des pistes qui permettaient d'amener rapidement des troupes et vraisemblablement aussi se débarrasser des armes récupérées en les dissimulant dans des caches préparées à l'avance ou en les remettant à des porteurs qui les attendaient. Des combattants d'élite pourchassés ne se replient pas en croulant sous le poids d'un excédent d'armes et de munitions. Par contre, une fois sur notre secteur, ils ne pouvaient poursuivre dans la même direction, la contrée étant semi-désertique. Il leur fallait, une fois l'oued ES SEBT atteint, piquer plein sud. Au-delà de la ligne de crête 1040 -TAMZIRT, on ne pouvait plus rien contre eux.
Pendant ces quatre jours d'opération, par chance, un drame a été évité. Un commando de chasse en embuscade a vu arriver sur lui une colonne de civils en armes. Pour lui, vraisemblablement ceux que l'on recherchait. Le comité d'accueil était fin près. Derrière les civils des hommes en treillis. Le bilan n'en serait que meilleur. Mais au milieu d'eux, un officier, un « Blanc ». Le commando n'a donc pas bougé. C'était une section de harkis qui se déplaçait avec son GAD. Cela a créé un incident diplomatique pour défaut d'informations. Dans l'OUARSENIS, nous a-t-on dit, il n'est pas dans les habitudes de manœuvrer avec des civils armés.
Et peut-être aussi un second. La section de TIGHRET était de la fête. A un moment, les harkis ont refusé d'avancer. Motif : « Ca sent le fellouze ». En bon français : « Il y a des fellaghas pas loin ». Et de leur part, ce n'était pas des paroles en l'air. Ils avaient reçus une bonne formation lorsqu'ils étaient encore de l'autre côté de la barrière. Ils se sont donc repliés pour trouver une position afin de les cueillir lors de leur passage. Ils ne virent personne mais apprirent bien après par un renseignement que c'était le commando zonal qui les attendait de pied ferme. Ils avaient été repérés. Comme ils n'avaient aucun intérêt à se manifester, les fells se sont défilés.
RETOUR A BENI ALI
Le dispositif levé, j'ai regagné la compagnie. J'y suis resté quelques jours pour assurer l'intérim. Le lieutenant était parti. Le capitaine de REBOUL était attendu. C'était un officier d'Etat-Major venu effectuer son temps de commandement afin d'obtenir une promotion. Je l'ai donc reçu avant de regagner ma section. Consignes transmises, j'ai bien sûr profité des circonstances pour lui parler de mes problèmes de sécurité. Je n'ai connu qu'un succès d'estime.
À BENI ALI, la situation avait évolué. Nous bénéficiions maintenant d'une tente US de bonne taille destinée aux appelés, avec des lits, une table et des tabourets. Elle servait également pour stocker différentes choses comme le poste radio, les provisions. Nous avions même droit à un cuisinier. « Bébert », un parigot, avec un accent épouvantable. Il suffisait qu'il ouvre la bouche pour que l'on connaisse ses origines. Une figure, ce Bébert. Avant son incorporation, il habitait rue Quincampoix, au cœur de PARIS et laveur de carreaux de son métier. Le crâne rasé, il se lavait peu (voire pas) souvent. Tout pour faire un bon cuisinier. Par chance, nous n'en avions pas besoin. En effet, comme nous n'avions rien pour conserver les denrées périssables, elles étaient consommées le jour de leur arrivée. A la manière des harkis, tout dans le même chaudron, et avec eux. Par contre, c'était un homme de plus car il ne rechignait pas pour les corvées et les patrouilles. En ce qui concerne la sécurité, nous en étions toujours au « cercle magique ».
A la mi-novembre, nous avons touché un nouveau radio, le caporal MARTINEAU précédemment à TIGHRET. Une figure lui aussi. Sympathique en diable. Proche des harkis qui l'appréciaient. L'homme providentiel, sachant tout faire et faisant tout. Originaire de la VENDEE, comme DAVID. Ils se disaient CHOUANS et « VENTRE À CHOUX », expression que je ne connaissais pas mais qui devait être peu ou prou, et plutôt prou que peu, péjorative. Tous les deux sont restés avec moi jusqu'à mon départ de TIGHRET suivi de leur libération.
Sinon le train-train quotidien des corvées. Et de temps en temps je devais régler de petits problème locaux. Le chef de village était mon interlocuteur. Un jour; il est venu me voir car le douar était en ébullition. Des harkis avait bousculé et injurié un homme du douar. Ce brave fellah s'en revenait chez lui après une dure journée de labeur. Il remontait du fond de l'oued en chevauchant son arioul, son âne, suivi de sa femme, à pied, portant une charge sur la tête comme il se doit. Cela déplut à ces harkis, qui d'ailleurs devaient se comporter ainsi dans leur propre douar. Ils lui demandèrent de mettre pied à terre et, comme il refusait, employèrent la force et se firent même menaçants. La femme fut installée sur l'arioul et la marche reprit avec le mari derrière portant la charge. J'ai affirmé au chef de village que cela ne se reproduirait plus et fais dire aux harkis que ce n'était pas bien de traiter ainsi des civils. Ce n'était pas facile, les harkis ne pouvaient pas sentir les gens du douar, car pour eux, ils étaient tous des fellouzes. Ceux-ci le leur rendaient bien.
Une autre fois, j'ai convoqué ce chef car j'avais reçu un ordre d'appel sous les drapeaux pour un des habitants qui avait atteint ses 18 ans. Il alla chercher l'intéressé qui se présenta à moi. C'était un très jeune garçon vraisemblablement d'une dizaine d'années. Je m'en suis étonné mais le chef m'a confirmé que c'était bien lui. Effectivement, il avait sur lui son extrait de naissance, certes en piteux état, mais il l'avait. Mais pour moi ce n'était pas une preuve car n'importe qui pouvait me présenter ce document. Le chef m'a expliqué que si un enfant mâle était déclaré à sa naissance, ce qui était fort rare compte tenu des formalités à accomplir, et si cet enfant mourrait ensuite, on ne le signalait pas à l'Etat Civil. Mais on conservait le précieux document et il était attribué au premier garçon à naître. Et ainsi de suite. C'était d'autant plus facile pour le premier garçon puisqu'il se prénommait toujours Mohammed en l'honneur du Prophète. La cause était entendue, je l'ai réformé d'office pour incapacité physique. Je ne devais pas en avoir le pouvoir mais avant que l'on s'en aperçoive beaucoup d'eau aurait coulé dans les oueds.
La mauvaise saison, ou plus exactement la moins bonne, approchant à grands pas maintenant, j'en ai déduis que les fellaghas auraient besoin d'abris lors de leurs pérégrinations. Il était donc urgent de détruire les mechtas excentrées qui ne l'étaient pas encore. Une corvée se mit en route. A la première mechta, MARTINEAU, une torche à la main, entra. Il en sorti aussitôt, précipitamment, en gesticulant et en poussant des cris d'orfraie. Il était littéralement dévoré par des boisseaux de puces qui ne devaient pas avoir connu pareille aubaine depuis fort longtemps. Il a eu du mal à s'en débarrasser. Et nous ne sommes plus jamais entrés dans une mechta. Nous nous contentions de jeter une torche à l'intérieur car il y avait toujours de la paille sur le sol. Mais je pense que même les fellaghas devaient les fuir comme la peste.
Mais ce qui était vrai pour les fells l'était aussi pour les harkis. Avec l'hiver; il fallait un abri qui ne soit plus précaire. Et quand je me souvenais du commando zonal, j'en avais froid dans le dos. Je me suis très souvent demandé et me le demande encore, pourquoi nous ne sommes pas passés à la casserole. Puisque la hiérarchie se souciait de nous comme d'une guigne, j'ai pris le taureau par les cornes. Comme une nouvelle mechta du regroupement était disponible, j'ai expulsé les habitants d'un petit ensemble complètement fermé, sans aucune ouverture sur l'extérieur, porte d'entrée mise à part. Ce n'était pas la panacée mais au moins tout le monde était à l'abri et on ne risquait plus d'être tirés comme des pigeons. Cette mechta était située à proximité de l'endroit où avait atterri l'hélico. Nous avons investi notre « fortin », l'avons quelque peu amélioré mais surtout nettoyé. Le plus dur, ce fut de se débarrasser des rats. Dès la dernière bougie éteinte, ils cavalaient partout. Il fallait protéger nos provisions. Nos « toiles de tentes » étaient fixées au plafond. Heureusement ils adoraient l'alouf dont nous garnissions nos grosses tapettes. Nous en sommes finalement venus à bout. Bien évidemment, nous avons tout fait pour que ce déménagement, avec les attendus, soit connu de tous.
Bizarrement, notre sort commença à intéresser nos supérieurs. Peut-être était-ce le remords. Ou alors la peur rétrospective de nous perdre. Peu de temps après, nous avons appris que la construction d'un bâtiment allait être réalisée.
LE MECHANT MARABOUT
Cette construction allait être édifiée sur l'aire de l'hélicoptère. Le seul endroit à peu près plat de tout le village. Ce devait être une bâtisse de 15x5 m environ, avec des murs en pisé, les maçons étant sur place, et un toit en plaques de Fibrociment. Alors, il n'y avait pas encore de problème d'amiante. Le bataillon fournissait matériel et charpentiers. Oui ! Pourquoi pas. Mais je ne voyais pas l'avantage par rapport à notre installation du moment. Et d'autant moins qu'il n'était toujours pas prévu de barbelés. Mais ce n'était pas le moment de râler. Nous aurions pu vexer.
Ayant eu vent de ce projet, le chef de village vint me voir et me déclara qu'il ne fallait absolument pas le réaliser parce que le marabout enterré tout à côté ne le permettrait pas. Car c'était un très méchant homme contrairement à celui qui nous avait pris sous son aile à notre arrivée. Je me suis demandé s'il était fou et/ou s'il me prenait pour un imbécile. Il a lu mes pensées dans mon regard et il a tenté de se justifier.
Entre le site prévu et notre mechta, il m'a montré une construction. une petite bâtisse, que dis-je, un empilement de pierres sèches, aux dimensions réduites, même en hauteur, avec une niche. Je n'aurais jamais imaginé que c'était une tombe. Mais elle était si minable pour un marabout que je comprenais qu'il ne puisse pas en être satisfait et qu'il en veuille au village. Et mon interlocuteur m'a fait remarquer que, malgré la qualité de l'emplacement, personne ne s'était risqué à le contrarier. Finalement, je lui ai dit que je ne croyais pas à ces superstitions et que notre bâtiment serait construit.
Ce qui fut dit, fut fait. Quelques jours plus tard, l'équipe de maçons monta les murs. La bâtisse était divisée en deux zones, deux pièces. Toujours la ségrégation entre appelés et harkis. Celle des harkis plus vaste mais certainement pas pour l'occupation au m2. Chaque pièce devait bénéficier d'une fenêtre, avec vitres mais sans volets ni grillage. Parfait pour les grenades. Pendant ce temps, le bataillon nous fit livrer, au col, charpente et plaques, transportées ensuite par les ânes du village. Les travaux avancèrent vite, très vite. Quand tout fut terminé, l'appelé du bataillon responsable du chantier vint me chercher pour me « remettre les clés ». Debout devant l'entrée, impérial, j'ai attendu qu'il m'ouvre la porte. Ce qu'il fit avec élégance et satisfaction. Le toit n'avait qu'une seule pente et descendait vers moi. Quand il ouvrit la porte, tout le toit, en un seul bloc, se souleva, de mon côté, d'un bon mètre et se reposa, le tout doucement. J'avais eu le temps de voir un PM accroché à un chevron. J'étais là bouche bée, tétanisé. Et brusquement, le toit tout entier pivota autour de son côté le plus haut, comme la couverture d'un livre. Et s'envola. Avec le PM. Il retomba une cinquantaine de mètres plus loin complètement broyé. Tout ce qui restait des chevrons et tasseaux ne dépassait pas une cinquantaine de cm de long. Et je ne parle pas des plaques de Fibrociment. Le tout inutilisable. Mais au moins nous avions du bois pour la cuisine pour un bon moment.
Le commandant LEDOUX est venu à BENI ALI quelques jours plus tard. Oh ! pas pour nous mais parce que nous avions été invités par KHADIR, le chef du village de LARIOUDRENNE. Il a donc pu constater l'étendue des dégâts. et nous a demandé de sauver les murs en les protégeant de la pluie par un demi-cylindre de terre sur le haut. Les maçons se mirent à nouveau à l'ouvrage. Puis avec une petite escorte, le commandant et moi nous nous rendîmes à LARIOUDRENNE. Pendant le trajet, une bonne heure, j'ai eu tout le loisir de lui parler de BENI ALI et je ne m'en suis pas privé. J'ai été écouté.
KHADIR nous attendait toutes décorations pendantes. Ils nous fit même l'honneur de nous présenter toutes les femmes de la famille. Sa femme, ses filles, ses brus, mais à nous seuls. Dans sa mechta, à visage découvert. Honneur suprême. Elles étaient radieuses, un large sourire illuminait leur visage. Et ravies. Elles ne devaient pas recevoir grand monde. Et surtout pas des Roumis. Nous les saluèrent courtoisement et sortirent. KHADIR avait organisé un méchoui avec couscous, somptueux et délicieux, pour nous et toute l'escorte. Il avait même acheté pour nous une table, des sièges et même des couverts. Nous avons été servis par son fils qui était devenu l'aîné. Un souvenir inoubliable. Les festivités terminées nous reprîmes la piste de BENI ALI. Le commandant, sous escorte de LARIOUDRENNE, partit vers le village de BOUHAMAMA à moins d'une heure de marche et reprenant son convoi sur la piste n'avait plus qu'une demi-heure de route. Et au passage, il pouvait saluer deux villages.
KHADIR voulait aussi obtenir l'accord du commandant pour qu'une piste carrossable soit ouverte entre le col et son village. Et que ses hommes réalisent les travaux. Il a tout obtenu. Mais je me suis toujours demandé le pourquoi de cette piste. KHADIR n'avait pas de véhicule mais peut-être envisageait-il d'en acquérir un. Son village n'était qu'à deux heures de marche de GOURAYA, par une piste facile de fond d'oued et relativement sûre. Par la route projetée, il fallait passer par le col, TIGHRET puis une piste sinueuse et dangereuse avec un kilométrage total d'au moins 25 km. Où était le gain ? Mais ce n'était pas moi qui allait m'y opposer. D'autant que le chantier se garderait lui-même et nous assurerait de facto une protection au SUD, de jour tout au moins. Ce n'était cependant pas à dédaigner. LARIOUDRENNE à L'OUEST et au SUD, TIGHRET à l'EST, il restait le NORD, mais c'était le côté le moins dangereux.
Quelques jours après ces agapes, une tornade balaya BENI ALI. Les murs de notre bâtisse que nous avions fait protéger furent lessivés par une pluie violente et horizontale. Des murs, il ne resta qu'une petite bande de terre. Face à un échec patent et vraisemblablement en raison de mon analyse, le commandant LEDOUX abandonna son projet pour BENI ALI. Il fut alors décidé de fusionner la 1ère et la 2ème section à TIGHRET de façon à y disposer d'une unité solide et opérationnelle pour la zone interdite. Et il m'en confia le commandement.
Mais, dites-moi, le « méchant » marabout n'a-t-il pas eu raison de nous ? Ne désirait-il pas que nous le laissions en paix ? Et, au fait, n'est-ce pas lui qui avait repoussé l'hélico venu me chercher ? Finalement, compte tenu du résultat obtenu, je l'aime bien, moi, ce foutu marabout. Et les gens du douar ont dû l'adorer de nous avoir chassés.
Vous comprenez pourquoi BENI ALI me laisse un (mauvais) souvenir impérissable. J'aurais pu y perdre la vie si je n'avais eu avec moi que des harkis qui auraient appliqué mes ordres à la lettre et si le commando zonal avait voulu s'en donner la peine. Je sais bien que lors de son passage, le commandant LEDOUX avait pris le chef de village en aparté pour lui signifier, sur un ton qui ne prêtait pas à interprétation, que, s'il arrivait malheur à la section, il donnerait l'ordre de raser le village. Il ne m'en en a pas parlé, certainement pour ne pas m'inquiéter, mais MARTINEAU l'a entendu. Si le village pouvait se tenir à carreau, je ne pense pas que cette menace ait empêché le commando zonal de réaliser un beau carton. Alors, Inch ALLAH.
Pour en terminer avec notre séjour, si un jour ma mémoire me fait défaut je voudrais au moins pouvoir conserver un seul souvenir. Celui du Réveillon de Noël 1960. Dans les jours qui ont précédé, le temps a été épouvantable, interdisant les parachutages de vivres fraîches sur BOU ZEROU et compliquant les liaisons sur GOURAYA. Le repas de Noël pour la troupe n'est parvenu que la veille à la compagnie. Tout était en place pour le contingent. Mais TIGHRET, et nous par contrecoup, n'a pas été livré. Nous nous sommes donc contentés des quelques pommes de terre et carottes qui nous restaient. Lors d'un entretien avec le capitaine celui-ci m'a déclaré qu'il n'avait pas jugé bon d'effectuer une liaison en urgence. Point à la ligne. Comment pouvez-vous respecter un tel homme ? Il nous tenait en bien piètre estime.
Sur la fin des années 1970, j'étais en poste à LILLE. Sur le trottoir de l'avenue qui aboutit à la citadelle, j'ai croisé le capitaine de REBOUL, devenu colonel. Il était comme toujours plongé dans ses pensées. Je n'ai pas pris la peine de le saluer ni de me rappeler à son bon souvenir. Mais m'aurait-il reconnu ? Ne m'a-t-il jamais connu, d'ailleurs ? Mon seul regret, c'est qu'il n'ait jamais su en quelle estime, moi, je le tenais.
TIGHRET 1
Le maison forestière de TIGHRET était précédemment occupée par des goumiers. Elle avait été récupérée par la 1ère compagnie après son installation à BOU ZEROU. Agrandie et fortifiée, elle servait d'avant-poste. Elle se présentait comme un bâtiment tout en longueur avec un corps central, la construction d'origine, doté de deux ailes avec courette, une de chaque côté. Le corps central comprenait, pour partie, la cuisine et la salle à manger des appelés ainsi que la chambre du chef de section, toutes les autres pièces servaient comme chambrées pour les harkis. Sur sa terrasse bétonnée avait été érigé un mirador accessible de l'intérieur depuis une des pièces destinées aux harkis. L'extension nord était réservée au foyer qui disposait de 2 réfrigérateurs à pétrole, et à la réserve pour les provisions. L'extension sud comprenait le four du boulanger ainsi que les chambres des appelés.
De l'autre côté de la cour située devant le fort avait été construite une cabane servant d'étable pour la brêle. Elle permettait également d'entreposer paille et avoine. Juste à côté un grand bassin, non couvert, d'au moins 5 x 3 x 1,5 m dans lequel était stockée l'eau nécessaire à la vie du camp, y compris la boisson. Il était alimenté en continu par captation, sommaire, d'une source située à environ 1 km au nord directement sur la piste vers GOURAYA. Elle était acheminée par une canalisation. Cette eau était réputée potable mais, à ma, connaissance, aucun prélèvement en vue d'analyse n'a jamais effectué. Et j'aurais été très étonné qu'elle le fût car le bassin, non protégé, était situé sous des arbres et réceptionnait toutes les poussières ambiantes. En outre la canalisation n'était jamais curée. Comment aurait-elle pu l'être, d'ailleurs. A partir du mois de mai, la source était tarie. La compagnie fournissait une citerne sur roues qui était régulièrement remplie par elle à une résurgence près du COL.
Le fort était dominé d'une bonne centaine de mètres par un piton, cote 844, sur lequel avait été élevée une tour radio, ainsi qu'un petit bâtiment accolé à la tour. 3 ou 4 appelés y logeaient dans des conditions discutables. Chaque jour, avec leur brêle, il leur fallait gagner le fort pour s'approvisionner, y compris en eau. Sur une bonne partie de son parcours la piste qui y menait était hors la vue de tous. Cela devait mal se terminer. Cela s'est mal terminé. J'y reviendrai ultérieurement. Par contre la tour était un excellent relais radio avec GOURAYA et BOU ZEROU car elle couvrait toute la zone interdite à l'EST et au SUD de notre secteur et même bien au-delà de nos frontières. La tour était en écoute permanente le jour et en vacation la nuit sauf opération en cours. Elle disposait d'un mortier de… 120 à l'extérieur du baraquement car on ne risquait pas de le voler avec ses 500 kg dont la moitié pour la plaque de base. Comme il ne pouvait servir d'appui feu, il était utilisé pour donner l'alerte. C'était, en somme, le célèbre TONNERRE de BREST, ce fameux canon tonitruant que l'on utilisait pour signaler l'évasion d'un forçat. Si, la nuit, il fallait rouvrir les circuits radio, on faisait tonner le 120 qui était entendu de BOU ZEROU comme de GOURAYA. Donc finalement utile. Quelque temps avant que je ne quitte TIGHRET, le lieutenant Pasquier, l'a rapatrié à la compagnie et l'a réinstallé à côté de la tour radio pour qu'il ne se sente pas dépaysé.
Comme partout ailleurs, la sécurité était déplorable. Le camp n'était pas ceinturé par un réseau de fil de fer barbelés mais par une clôture tout juste bonne à maintenir une vache laitière dans n'importe quel pré de la campagne normande. Et les barrières qui fermaient la piste de BOU ZEROU-GOURAYA traversant la cour du poste, étaient tout à fait dans la note. En outre cette clôture, sur le petit plateau à l'EST, était trop éloignée donc invisible pour la sentinelle par une nuit sans lune. Le seul avantage pour nous, c'était que nous pouvions y laisser la brêle paître sans craindre qu'elle nous fausse compagnie. Le mirador, relativement solide, avait été placé en plein centre de la terrasse créant ainsi un angle mort tout autour du bâtiment. On m'avait dit grand bien de la sécurité de la maison elle-même. Des grilles avaient même été placées dans le conduit des cheminées pour éviter que des grenades ne puissent, par ce chemin, rouler dans les chambres. Mais pourquoi se donner tant de mal puisqu'il n'était pas aisé d'accéder à la terrasse et si facile de les balancer par de larges fenêtres. Certes de gros barreaux avaient été installés mais pour empêcher un homme de passer. Pas une grenade, ni une balle. Une fois dans ma chambre, ma meilleure protection était assurée par des rideaux qui, surtout la nuit, à la lumière d'une bougie, empêchait de voir où je me trouvais précisément. Je me pose beaucoup de questions sur les capacités intellectuelles de celui qui a fortifié cette maison forestière.
Quant à la tour, il vaut mieux ne pas en parler. Guère mieux que le marabout de BENI ALI. Mais, là au moins, les appelés pouvaient s'enfermer dans la tour et appeler au secours. Pour le reste, il fallait faire brûler un cierge et prier. Et comme si ce n'était pas suffisant, on y a affecté, malgré mes récriminations virulentes, un appelé, originaire d'ALGER, qui avait participé à une désertion avec armes. Mais sans s'enfuir lui-même et sans qu'il y ait eu de victimes. C'est tout ce que j'ai appris car je n'ai jamais pu me procurer son dossier. Il est arrivé un beau jour par le convoi de BOU ZEROU. C'est ainsi que j'ai su que c'était bien lui. C'était un autochtone bien mis de sa personne, genre jeune cadre. Comme je réfléchissais comment écrire son nom, il me l'a épelé aisément. Il parlait parfaitement le français. J'ai été surpris car ce n'était pas dans les habitudes locales. Il m'a précisé qu'il avait un bac arabe littéraire et la première partie du bac français comme cela existait à l'époque. Je lui ai donné tous les renseignements concernant sa nouvelle affectation. Et je me suis fait menaçant quant aux conséquences d'une nouvelle faute grave, d'autant que les harkis ne l'admettaient pas et ne lui passeraient rien. Il savait à quoi s'en tenir. Aussi, il m'a affirmé qu'il se tiendrait tranquille et d'autant plus qu'il n'avait plus que deux mois à tirer. Il a tenu parole. Mais je n'ai jamais rien compris à toute cette histoire. J'ai toujours pensé que l'on m'avait mené en bateau.
Par contre, l'emplacement de TIGHRET était stratégique, par chance, mais bien choisi. Le fort verrouillait la ligne des crêtes passant par TAZZEROUT et BOU ZEROU. Par la piste qui la suivait elle pouvait, même à pied, bloquer une tentative de franchissement d'une unité de fellaghas repérée montant de l'oued ES SEBT. Il faisait parfaitement la liaison avec la 2ème Cie basée plus au nord proche de la mer. Mais il servait aussi de point d'appui pour les villages de LOUDALOUZE à BENI ALI. Le NORD des djebels GOURAYA et ARBAL était ainsi interdit aux fells. Il obligeait aussi les groupes de ravitaillement gagnant ou revenant de GOURAYA à un large détour qui augmentait les difficultés du trajet et, en réduisant le nombre des pistes praticables, améliorait nos chances de les intercepter.
Oui, remarquable position. Au XIe siècle dont l'histoire me passionne, le secteur de TIGHRET aurait été une « marche » pour dissuader d'éventuels belligérants d'envahir la principauté qu'elle défendait. Cela aurait été un marquisat. Et à moi, passionné d'histoire médiévale, on m'offrait un « château-fort ». J'étais le « marquis » de TIGHRET, vassal de mon suzerain de BOU ZEROU, le capitaine de la race des REBOUL !
PELOUSE BLANC 10
Je suis pratiquement certain que la décision de regrouper les 1ère et 2ème sections a été prise par le commandant LEDOUX lui-même. Il m'avait écouté dresser le tableau de la situation et avait constaté de visu la véracité de mes arguments et touché du doigt l'inanité de nos efforts. Et c'était le seul officier d'active qui n'ait jamais mis les pieds à BENI ALI. Mais je n'aurais jamais imaginé une fusion des deux sections à TIGHRET. Tout au plus, pouvais-je préconiser un retour à la compagnie.
Réflexion faite, c'était une riche idée. La section à TIGHRET, à mon avis devait occuper le terrain. Si je ne savais pas où étaient les fells, eux ne devaient pas savoir où j'étais. Cela devait leur enlever l'idée de venir me chatouiller à TIGHRET car compte tenu de l'emplacement de leur zone de repos et de la configuration du terrain, ils devaient franchir obligatoirement l'oued ES SEBT. Avec le risque de se faire « cocser » si une unité traînait dans les parages. Une section réduite n'avait pas les moyens pour maintenir la pression. Les deux réunies, oui.
Cette fusion créait une véritable harka. Et pas des moindres. Plus de 50 harkis expérimentés et motivés, ayant arpenté toute cette région, pour la majorité dans les deux camps. Ce n'était pas rien, déjà, mais en outre, en quelque heures nous pouvions mobiliser le GAD de LARIOURENNE capable de nous fournir autant de combattants avec leur chef, tout aussi valables. Notre effectif dépassait alors la centaine d'hommes. Et quels hommes. L'équivalent d'une katiba. Et des katibas même réduites, il n'en restait plus une seule non éclatée et facilement mobilisable dans toute la Willaya IV. Elle ne pouvait donc qu'inspirer la crainte. Et le respect.
Début janvier 1961, la 2e section a donc abandonné son cantonnement de BENI ALI pour gagner celui de TIGHRET. L'ensemble garda l'appellation de 1ère section et j'en pris le commandement avec comme second le sergent-chef BOURDON, l'ancien chef de la 1ère . Ce qu'il n'apprécia pas du tout comme vous pouvez vous en douter. Ce jeune sous-officier de carrière était très ambitieux mais pas très franc du collier dans la mesure où il fallait toujours lui arracher les informations. Il avait aussi une certaine propension à jouer en individuel. Et quelque peu sournois car il était capable de faire des coups en douce pour se venger de quelqu'un. MARTINEAU l'a appris à ses dépens. D'ailleurs, il ne pouvait pas le blairer.
A la fusion, nous ne nous sommes pas contentés de juxtaposer les sections. Nous avons refondu les équipes pour qu'elles soient le plus possible homogènes. Et lors d'une mission, rien ne nous empêchait de constituer une unité parfaitement adaptée à son objectif en qualité et en nombre. Les missions étaient répétitives pour l'essentiel. A savoir la recherche de traces sur les pistes. C'était relativement simple en zone interdite. Les harkis avaient des rangers. Le commando zonal, des PATAUGAS dont la vente était interdite en ALGERIE. Pour les autres, combattants ou non, comme les civils, des sandales en toile bleue avec une semelle caoutchouc caractéristique du fait de son dessin formé de petits losanges. Encore fallait-il savoir quand ces traces avaient été laissées et la fréquence des passages d'où des relevés réguliers. Recherches fastidieuses. Une embuscade était toujours un pari car les fells changeaient sans arrêt de piste. Elles étaient nombreuses, mais de moins en moins plus on se rapprochait de GOURAYA. Pour sortir de TIGHRET, nous agissions de même pour éviter un mauvais coup. Mais le choix était limité. Il fallait donc de bons pisteurs-ouvreurs. Nous les avions dont un exceptionnel. Je le présenterai plus loin. Sinon, des journées de chouf pour détecter les mouvements des fells. Tous nos déplacements se faisaient de nuit pour la sortie afin de ne pas être repérés. Et bien camouflés pour les choufs.
Nous faisions tout pour que ces patrouilles soient les plus fréquentes possibles. Comme je l'ai précisé plus haut, ce n'était pas parce que j'étais un foudre de guerre. Que non ! Bien au contraire. C'était une nécessité. Si vis pacem, para bellum. Comme la rotation, compte tenu de l'effectif, permettait la récupération, nous ne nous en privions pas. Par contre, précaution indispensable, toujours signaler nos sorties en zone interdite. La chasse y effectuait de temps en temps des survols avec comme consigne de tirer sur tout ce qui bougeait et non identifiable. Il ne fallait donc pas l'oublier. Cependant, notre priorité restait de répondre rapidement pour toute opération quelque soit le niveau de décision et de fournir l'effectif réclamé, GAD compris si nécessaire. J'aurais l'occasion de rappeler plus avant quelques opérations qui ont connu des faits distrayants ou, malheureusement, dramatiques.
Et puis bien sûr, il y avait les corvées. La priorité, l'entretien des armes avant et après chaque sortie. Elle était quasi-automatique. Chacun savait que sa vie en dépendait. Puis le nettoyage des locaux et l'entretien du camp. Le tout ponctué de séances de tir, plutôt rares,
d'ailleurs. La routine, quoi ! La véritable corvée, c'était celle du bois pour la cuisine et le pain. Il y avait un site d'exploitation à 2/3 km du fort en bord de piste, direction GOURAYA. Elle nécessitait l'utilisation du GMC de BOU ZEROU. Mais cela permettait un important chargement qui espaçait les corvées. Je crois que je n'en ai connu que deux durant mon séjour à TIGHRET. Il fallait deux équipes, une de protection et une de bûcherons, bien sûr. Le lieu de coupe était une ancienne forêt. Quelques troncs d'arbres étaient encore debout, en partie. Il y avait beaucoup de bois au sol. Je ne sais pas quelle avait été la cause de cette destruction car il n'y avait aucune trace d'incendie. Le bois était très sec et presque blanc. Il suffisait de scier troncs et branches et d'amener le tout sur la piste. Mais, il n'y avait pas loin à aller pour remplir le camion. Une fois revenu au camp, le bois coupé était entreposé puis au fur à mesure des possibilités, débité et entassé. Personne ne rechignait car tous savaient que chaque matin, ils avaient du pain frais. De même pour chaque opération, si on en laissait le temps au boulanger. En contrepartie de ses efforts, celui-ci était dispensé de toutes les corvées, y compris les tours de garde, et ne participait pas aux opérations. Les harkis lui donnaient sans problème un coup de main pour l'approvisionner en bûches notamment. Une seule fois les harkis ont râlé. Le passe-partout ne coupait plus. MARTINEAU, alors est arrivé. Il s'était procuré, je ne sais comment, une lime et il a réglé le problème. Les harkis n'en revenaient pas car pour eux il fallait faire appel à un spécialiste. Sa cote de popularité a encore monté. C'était bien l'homme providentiel. Il était même capable de me couper les cheveux. Et pas qu'à moi.
RELATIONS AVEC LES HARKIS
Avant toute choses il fallait établir un lien de confiance avec eux. Sur le terrain, leur vie dépendait en grande partie de mes capacités. Sur le plan théorique, avec CHERCHELL, j'en savais beaucoup plus qu'eux. Mais même si j'avais pratiqué des exercices, ils en savaient beaucoup plus que moi sur le plan combat parce qu'ils l'avaient vécu et qu'à chaque fois ils mettaient leur vie en jeu. D'ailleurs l'enseignement de CHERCHELL, je ne l'appliquais pas beaucoup. Avec une section d'appelés, le raisonnement aurait été tout autre. L'avantage c'est que dans pratiquement toutes les situations ils savaient ce qu'il fallait faire. En opération les fellaghas ne parlent pas. C'est le silence radio. Ce qui simplifie les ordres car en donner un n'était pas une sinécure. Exprimé en français, il était d'abord traduit puis retransmis, le plus silencieusement possible. Il ne restait plus qu'à vérifier que la manœuvre, exécutée sur le terrain, correspondait bien à ce qui était attendu.
Sans cette confiance, le moindre accrochage pouvait tourner au drame.
Le premier point testé était toujours la marche car, dans certain cas, il ne fallait pas traîner. Cela s'est produit pour moi dès BENI ALI. Une brusque et forte accélération en fin de parcours. Il fallait suivre, je suivais. J'étais toujours dans le peloton même si quelques uns se détachaient en tête et d'autres tiraient la langue à l'arrière. Nous avions été entraînés pour cela à CHERCHELL. Arrivé avec un peu moins de 85 kg pour 1,83 m, j'en suis ressorti avec à peine plus de 70 kg. J'ai tenu. Alors ces à-coups se sont arrêtés. Pour la confiance, il a fallu attendre TIGHRET et les opérations. Pour une manœuvre, les harkis savaient ce qu'il fallait faire. Si un ordre était donné, ils le jugeaient et l'exécutaient sans rien dire s'ils ne risquaient pas grand-chose. Mais n'en pensaient pas moins. Sinon; ils refusaient d'avancer. Ils en avaient le droit, ils n'étaient que des supplétifs et en faisaient déjà beaucoup au 1/22. Ils pouvaient même démissionner à tout moment. Quand tout baignait dans l'huile, quand l'ambiance était bonne, on savait que l'on était admis. Alors, on pouvait même se permettre, si nécessaire, une manœuvre audacieuse. Ils suivaient. Ils avaient confiance dans leur chef.
Une seule fois j'ai essuyé un refus. J'étais parti à la tombée de la nuit, avec un groupe, pour tenter d'intercepter une colonne de ravitaillement se dirigeant sur GOURAYA. Compte tenu des informations recueillies sur le terrain, nous pensions avoir trouvé la piste sur laquelle il fallait placer l'embuscade. Une piste à flanc de djebel à quelques kilomètres au nord de TIGHRET. Nous avons d'abord emprunté la piste carrossable jusqu'au moment où nous devions piquer vers l'est par un sentier. C'était une nuit sans lune, d'un noir dit astronomique. On ne voyait pratiquement rien. A peine avions-nous quitté la piste principale que l'homme de tête a refusé d'avancer. Inutile de discuter. C'était le blocage. J'ai essayé de le raisonner. En face de nous, il n'y avait que deux fusils. En vain. Puisque c'était suffisant pour abattre les deux premiers. Logique. Mais personne n'a voulu prendre sa place. Je leur ai dit qu'ils ne méritaient pas d'être des harkis. Dans ce type de mission, le risque étant quasi nul, on ne prenait pas les meilleurs mais plutôt ceux à former. Rien n'y fit. Alors, j'ai décidé d'ouvrir la marche. C'était stupide mais il m'était impossible de rester sur un échec. Et je suis parti sur cette foutue piste. Tous m'ont suivi. Je l'ai compris après, ils avaient une totale confiance en moi et ne pouvaient pas m'abandonner puisque, c'est le cas de le dire, je leur montrais la voie.
Mais sur le moment, après quelques mètres, j'ai été pris d'une peur panique. Ce qui me semblait avant une marche de félins en chasse tellement elle était silencieuse, est devenu une charge de cavalerie sur une route pavée. J'entendais chaque pas, chaque cliquetis d'arme, chaque raclement de gorge. Et il n'était pas possible que les fells en face ne nous entendent pas. La peur au ventre, j'ai continué. Une marche arrière et mon autorité était anéantie. Je ne sais combien de temps j'ai tenu mais cela m'a paru affreusement long. A un moment, autant que je pouvais l'apprécier, j'ai trouvé un emplacement avec buissons propice à une embuscade. Nous nous sommes donc installés. Quelques heures plus tard nous n'avions vu personne. Et il était trop tard pour que des fells arrivent. Sinon, ils n'auraient pu atteindre, avant l'aube, GOURAYA. Nous nous sommes alors portés sur la ligne de crête et avons récupéré pour regagner TIGHRET au lever du jour. Depuis, j'ai toujours fait preuve d'une grande admiration pour les ouvreurs. Je les avais compris. Et j'en ai toujours tenu compte dans nos déplacements. Mais, et c'était la constatation primordiale, je savais que je pouvais maintenant compter sur le soutien indéfectible de « mes » harkis, en toutes circonstances.
Pourtant, il ne fallait jamais oublier que leur logique pouvait être totalement différente de la nôtre. Dans de nombreux cas, leurs réactions n'étaient pas prévisibles. Sauf pour sauver leur peau, ils ne prenaient jamais d'initiative. C'est le chef qui commande, eux ils exécutent. Aussi, il est indispensable de préciser certaines règles et qu'elles soient connues de tous afin que toute sanction ne soit pas discutable et discutée. Mais il ne fallait la prendre qu'en toute connaissance de cause. Le chef se doit aussi d'être juste. Quand on arrivait à combiner tout cela, il n'y avait plus de problème.
Je ne voudrais pas terminer ce chapitre sans évoquer les relations d'homme à homme et du même coup les problèmes de langue.
Le « vous » n'existe pas en arabe, ni en berbère. Position similaire à celle du « you » en anglais. Donc tout le monde se tutoie. Oui, mais. Tous mes harkis me tutoyaient. Moi de même à condition que ce soit un homme de troupe. Dès qu'il avait un grade, ne serait-ce que caporal, il me vouvoyait pour me démontrer qu'il connaissait les bonnes manières des Roumis. Je le vouvoyais également pour lui témoigner mon respect. Et d'autant plus pour le sergent harki de BOU ZEROU. Ils m'appelaient « mon lieutenant », je les appelais par leur nom ou leur surnom quand il était d'usage courant. Sauf le sergent que j'appelais par son grade. Pour l'anecdote, je tutoyais les appelés qui me vouvoyaient. Je vouvoyais mon adjoint, le sergent-chef, qui me rendait la politesse. Il en était de même pour les GAD, chef compris. On se tutoyait tous. Sauf KHADIR, le chef de LARIOUDRENNE. Réflexe militaire et je tenais ainsi à honorer ses brillants états de service. Quand nous nous rencontrions, il me saluait au garde à vous à distance réglementaire. Je lui rendais son salut avant de lui serrer chaleureusement la main.
Il y avait une certaine complicité entre nous. Et plus encore. A la fin de CHERCHELL, il fallait baptiser la promotion. Les EOR avaient choisi « MONTE CASSINO » pour honorer les anciens combattants d'ALGERIE puisque nous allions y servir. Cela nous fut refusé car il n'y avait dans cette épopée que des goumiers, spahis et tirailleurs marocains. Il nous fut suggéré, dans cette idée, de choisir « MONNA CASALE » combat identique au précédent mais avec une majorité de tirailleurs algériens, la 3e DIA. C'est celui que nous avons retenu. Mais je n'en ai jamais parlé à KHADIR. Ses faits d'armes étaient indéniables mais rien ne pouvait assurer qu'ils s'étaient déroulés à MONNA CASALE. Je ne voulais donc pas lui donner l'impression que seule cette bataille comptait dans mon esprit. Il n'en demeure pas moins que parmi mes harkis il devait se trouver quelques descendants de ces rudes montagnards qui en réussissant à contourner le MONT CASSIN firent exploser ce verrou de la ligne GUSTAV. Avec leur « matériel » traditionnel, ces brêles qui passaient là où tous les engins perfectionnés, chars compris, s'embourbaient.
Demeurait le problème de communication. Il a été partiellement résolu, du moins sur le plan militaire et celui de la sécurité par utilisation d'un sabir, mélange de berbère et de français, en partie parlé, en partie mimé. Il faut préciser qu'il se pratiquait surtout avec le harki de base car plus la personne avait évolué, ne serait-ce que pour avoir travaillé dans la MITIDJA, mieux elle parlait français. Et pouvait alors servir de relais, voire d'interprète avec la troupe. Il m'a néanmoins fallu mémoriser un certain nombre de mots usuels qui ne pouvaient que me faciliter la vie dans l'exercice de ma fonction.
En étant attentif, j'ai fait plusieurs remarques concernant le doublement de mots. Un mot prononcé une seule fois avait simple valeur d'information. Doublé, cela devenait un impératif : « chouf, chouf » par exemple devient, il faut absolument que tu voies, que tu regardes. Ou « goulou, goulou » (orthographe phonétique…), il faut absolument lui dire. Le ton de la voix était aussi très significatif. Le mot « roha » prononcé sur un ton neutre avec éventuellement un petit geste de la main voulait dire tu peux passer (lors d'un contrôle) ou tu peux partir, tu peux t'en aller, te retirer. La même expression pouvait s'appliquer aussi à un groupe. Prononcé sèchement avec un geste tout aussi sec signifiait dégage et vite. L'intéressé ne s'attardait pas. Prononcé très fort et violemment avec un geste ample signifiait fous-moi le camp. L'intéressé prenait ses jambes à son cou. Fort heureusement, le même mot pouvait avoir plusieurs significations ce qui nous facilitait la tâche. Le mot « chouf » était tout a la fois les verbes (voir, regarder, admirer, surveiller, guetter) , la fonction (le guet) et la personne (le guetteur).
Malgré tout, compte tenu de l'évolution générale en ALGERIE pendant toutes ces dernières années, il était difficile de savoir ce que les harkis pensaient, ni surtout ce qu'ils pourraient faire. Ils ne disaient rien mais n'en pensaient pas moins. Lors du départ de MARTINEAU, un harki lui a dit, sans aucune récrimination « Toi partir, rentrer chez toi. Nous couper cou ». Malheureusement, il avait vu juste. KHADIR m'a dit une fois « Si la compagnie quitte la crête (BOU ZEROU), je serai parti avant ». Alors comment pouvaient-ils se comporter avec nous ? D'autant que la situation d'une famille n'était pas toujours très claire. Un de nos harkis, KHACEM , un tireur FM, avait son frère chez les fellaghas. Ils devaient bien se rencontrer lors d'événements familiaux. Que se disaient-ils alors ? Le lieutenant PASQUIER, partant en opération de nuit, a plusieurs fois remarqué ce qui pouvait être des signaux lumineux émanant du camp ou du douar. Malgré enquête, ces faits n'ont pu être tirés au clair. Au moins une chose qui ne pouvait se faire à TIGHRET car le fort était en léger contrebas par rapport à un plateau. Et s'ils avaient été émis, ces signaux lumineux, depuis le mirador, quelle en aurait été la portée ?
A qui pouvions-nous faire une totale confiance ? Un harki voulant sauver sa peau pouvait fort bien déserter en commettant un acte d'une extrême gravité pour en tirer gloriole et faire oublier un ralliement tardif. Entre nous, ceux qui se sont livrés à de tels crimes n'ont même pas sauvé leur tête. Ils ont été traités comme de vulgaires harkis.
À suivre : TIGHRET 2
J.C. PICOLET